les idéaux et le narcissisme trophique

Alberto Eiguer

 « Dans mon pays, dit la Reine Rouge, il faut courir bien vite si l’on veut rester au même endroit, et pour aller ailleurs, il faut courir deux fois plus vite. » Lewis Carrol, Alice au pays des merveilles.

Qu’ils se présentent sous leur forme la plus accomplie ou la plus irréaliste, les idéaux sont le plus pur produit du narcissisme. La perfection, l’exception, le modèle absolu, la grandeur, ce qui peut satisfaire complètement, ces déclinaisons de l’extrême ne sont pas sans nous évoquer d’où nous venons, de l’intimité nourricière du début de la vie, qui nous a fait croire que tout est possible : l’illusion primitive ou première, celle que vit le nourrisson ébloui par les capacités maternelles et paternelles. Nous avons dû beaucoup ramer pour arriver à nous en dégriser sans excessive souffrance, mais l’idéal reste le témoin de cette époque glorieuse, indéracinable quoique terni, remanié sous l’influence de la réalité.[1]

Comme nous allons œuvrer à dégager le concept d’idéal, il est opportun de proposer une définition ainsi que celle de narcissisme trophique.

  1. Bonnet (2010, 2012) a contribué à mieux cerner l’idéal comme une production de l’inconscient[2], qui se configure comme une entité, assurément abstraite. L’idéal ne serait pas forcément attaché à un être précis. Selon Bonnet, il est non-contraignant, autrement dit, il donne juste une orientation sans s’imposer.

Cela étant, il me semble incontournable que par ses origines l’idéal est marqué par l’objectalité. Les deux parentsen sont déterminants, chacun à sa manière et par des voies qui leur sont singulières,même si leur accordage y contribue, à travers au moins deux transactions.

D’une part, au sein d’un lien premier entouré d’illusion où l’enfant ressent leurs bienveillance, prévisibilité, fiabilité, dévouement, etun amour ressenti comme infini. D’autre part, par le témoignage de leurs propres idéaux. Cette double empreinte va définir le désir du sujet de satisfaire ses idéaux : vérité, liberté, justice, beauté, fidélité, fiabilité…Se battre pour une cause, c’est se battre pour quelqu’un, plus précisément dans son nom.

En ce qui concerne le narcissisme trophique, il est une dimension de narcissisme au service de l’autoconservation, celle qui vise à protéger, fertiliser le moi en vue de favoriser sa croissance. Il est concordant avec la tendance du moi à se perpétuer dans les meilleures conditions pour réaliser ses buts (le conatus de B. de Spinoza[3]). Celle-ci se différencie des formes pathogènes du narcissisme, régressives, délétères, agressives à l’encontre de soi ou d’autrui, selon divers auteurs.Le narcissisme trophique se différencie nettement de l’infatuation du moi, de l’arrogance. Il devient une dimension du narcissisme appelé habituellement positif.

Peut-on imaginer l’engagement dans une entreprise humaine, dans une relation sentimentale ou amicale, sans ce feu que lui confère l’idéal ? Pour un idéal on vit comme on peut mourir, avant de passer et supporter les pires souffrances. Pour un idéal on peut devenir incivilisé, despote ou assassin. Pour un idéal nous sommes capables de devenir patients ou trop pressés, de tolérer l’impie, la calomnie, la prison, la torture, l’exil…et de trouver les forces de nous révolter. Et pourtant combien nous rend-il la vie plus légère, plus heureuse, plus aventureuse.

L’idéal esthétique est le plus accepté parce qu’il n’engage que celui qui y croit et l’aide à peindre, à sculpter, à écrire. Il est l’aboutissement imaginé de l’œuvre à réaliser. L’idéal moral est plus complexe. Il est nécessaire pour reconnaître les limites au-delà de quoi nous sommes dans la transgression ; il devient un obstacle à notre liberté quand le doute nous assomme alors que nous sommes à la recherche d’invention ou de vérité. Car il y a des moments où l’idéal qui se veut moral est une entrave au progrès : il fait pencher vers le conformisme. L’idéal politique quand il devient utopie est trop précieux pour rendre heureux. Il exige de l’entretenir à tout prix pour ne pas laisser effleurer le scepticisme qu’il réveille au fond de l’âme. L’idéal amoureux peut être si élevé qu’il exigera des autopunitions, autrement dit, le masochisme. Mais l’idéal a une qualité majeure : il est attente, il porte vers l’avenir. Il permet l’organisation d’un projet, la réflexion stratégique. Penser, préparer, prévoir. Ces virtualités se retrouvent dans la forme la plus structurée de l’idéal : l’idéal du moi, notre désir de progresser et de nous améliorer. J’y reviendrai.

Un des aspects incontournables de cette question est que, si l’on idéalise, on le fait à propos de quelqu’un ou de quelque chose. Il s’agit d’un domaine où le narcissisme est amené au partage, au dialogue, à la participation. Il ne s’agit pas de solitude absolue, ni de refus social. Certes, pour un idéal on peut se renfermer dans le silence ou se retirer au milieu du désert. Mais dans l’esprit, il y aura un autre, homme ou dieu, magnifique porteur des projections du narcissisme.

Un autre élément est que l’idéal s’adresse à des ensembles humains, aux groupes, à la communauté ou à la nation. Dans l’idéal du moi, le sujet se représente les deux parents dans leur unité formatrice de l’être qu’il est devenu. L’idéal tend à uniformiser les identités plurielles ou plutôt à singulariser les groupes, pour donner plus de force à l’aspiration et plus d’entrain au désir de perfection. Par exemple, les expressions « esprit de groupe, d’entreprise », « sous la même bannière », « unis, nous vaincrons »… Un idéal de vérité resserre un groupe de scientifiques ou de juristes. Il propose des objectifs et crée des liens parce qu’il peut se substituer au chef ; être le guide. La parenté des idéaux avec les valeurs universelles rappelle que l’idéal est vécu dans un collectif.

Un affect lui est rattaché de façon privilégiée : la passion. L’identité se passe de sensations intenses ; dans l’intimité, les émotions sont douces, retenues, alors que l’idéal fait courir les hommes, voir à ce titre l’exaltation politique, la passion amoureuse, l’irrévérence du révolté. L’idéal crée des conduites qui frôlent la démesure ; pour lui, on se surpasse ; on n’éprouve pas la fatigue ; on oublie la faim ou le froid.

Ma patiente Aurore a brûlé des années de sa vie pour un idéal politique, mais c’est d’une autre forme d’idéal que je voudrais parler : celui qui apparaît chez elle en relation avec sa vie sentimentale. Même dans les moments les plus difficiles de son engagement idéologique, son groupe clandestin subissant des persécutions, ses amis l’emprisonnement, Aurore devant se cacher, a toujours éprouvé de puissants sentiments amoureux pour l’un de ses compagnons. Elle est restée très rêveuse, nourrissant son imaginaire de voyages fabuleux, d’expériences sentimentales exceptionnelles. Elle me raconte que, dans cette période de répression politique, elle a dû s’isoler et s’éloigner physiquement d’un de ses partenaires. Portée par ses rêves éveillés, en pensant qu’elle pouvait le rencontrer dans une autre ville, elle est partie de sa cachette pour aller le rejoindre, alors qu’on lui avait vivement recommandée de rester sur place. Elle ne l’a pas trouvé dans l’endroit où elle pensait. Plus tard, elle a su que, pendant son absence, sa cachette avait été découverte par la police et qu’elle aurait pu être emprisonnée si on l’y avait découverte.

Aurore décida alors de poursuivre la recherche de son ami, en frôlant des dangers inimaginables. En fin de parcours, elle s’est fait un passeport lui permettant de fuir le pays. Son désir le plus fort était de retrouver son compagnon. Ainsi, cette cavale lui a permis de sauver sa vie, presque sans le savoir. Une fois hors de danger, elle apprend que son ami est en prison. Elle finit par se faire une raison.

Quelques années plus tard, l’ayant oublié, elle fréquente un autre garçon, mais ils mènent une vie en marge, la pauvreté, de privations. La connaissance d’un autre homme la conduit vers de nouvelles destinées. Ainsi arrivera-t-elle à Paris, poursuivant ses chimères sentimentales. Chaque fois, cela lui permettra de se tirer d’une mauvaise passe. Elle tient à rendre sa vie amoureuse « riche » et « intéressante » ; libre, elle ne s’accroche pas au partenaire si son idéal ne s’y trouve pas satisfait. Mais quel « instinct » lui fait-il sentir le danger pour l’éviter presque sans en avoir conscience ? Ses sens paraissent réagir avec vivacité à tout signe venant de l’entourage qui signifie « désamour » ; ses rêveries semblent servir aussi, ou fondamentalement, son narcissisme. Autrement dit, son idéal narcissique lui permet de se protéger.

J’ai connu ces épisodes de son histoire par bribes ; elle ne me les a pas livrés en une fois et assez tard dans son analyse. J’ai su aussi, bien longtemps après le début de la cure, qu’elle avait été mariée à trois reprises. Alors que je connaissais sa sensibilité, elle m’étonnait par son manque de nostalgie ou d’attachement émotionnel. Chaque fragment de sa vie amoureuse apparaissait comme marqué par un idéal de bonheur qui se consommait intensément dans l’instant. En toute vraisemblance, elle pouvait le nourrir de ses rêves romantiques.

 

L’idéalisation et ses avatars

Jusqu’ici nous avons traité de l’idéal. L’idéalisation a un sens plus fort : c’est une prédisposition à idéaliser une personne, un groupe, une nation. Nous sommes déjà au niveau de la maladie, mais aussi l’idéalisation apparaît comme la forme la plus simple de relation au père et à la mère à la base de la construction de ce pilier de l’appareil psychique qui est l’idéal du moi. Tout le monde y passe à l’origine de la vie, par la suite certains y restent par trop attachés. L’objet en est exalté, magnifié psychologiquement, considéré comme la partie la plus noble de soi. Par effet de déplacement cette idéalisation conduit vers l’objet d’amour fréquemment surestimé. Parfois, l’enfant plus âgé s’invente d’autres parents, ou un autre père de condition supérieure : il aurait été le fruit d’une liaison clandestine de sa mère avec cet homme, ou l’un de ses frères aurait ainsi été conçu. Freud nous propose que ce roman familial serait le produit d’un déplacement de l’ancienne idéalisation de l’enfant envers ses géniteurs ternie par le temps. Béatrice nous en donne un exemple curieux : elle aurait été l’enfant volée à un gitane (habituellement les enfants pensent que les gitans volent les enfants et pas le contraire).

Dans la sphère pathologique, l’idéalisation recèlerait de la haine, elle serait une défense contre le sentiment de persécution, la crainte de l’attaque de cet autre. Son intrusion, sa « mauvaiseté », son esprit de vengeance. Au fond, on lui attribuerait des qualités plutôt négatives, des défauts ou de mauvais penchants. L’idéalisation essaierait de le couvrir, en se rassurant en même temps sur les conséquences de ces craintes. Voilà l’un des modèles possibles.

L’idéalisation peut être aussi une tentative défensive pour palier une désillusion, une désidéalisation, la déception « causée par l’autre », qui se serait montré différent que prévu. Dans ce cas, elle apparaît comme une défense face au sentiment dépressif. Nous y touchons la perspective des ainsi nommées défenses maniaques, à côté d’autres productions comme le clivage, le triomphe, le mépris, la moquerie[4]. Cela recouvre le spectre le moins sévère des troubles. Car l’idéalisation est importante dans le cas des psychoses à composante persécutrice, la paranoïa, la schizophrénie, la manie, la mélancolie.

Aussi bien le délire passionnel que la perversion en comportent, quoi que, pour cette dernière, l’idée la plus fréquemment admise, à la suite des travaux de M. Khan, est que la forme spécifique d’exaltation devrait être comprise comme une « idolâtrie »[5]. Celle-ci est la manifestation d’une admiration et d’une vénération envers une partie de l’autre au détriment de son être total : une qualité psychique ou physique, les cheveux, l’intelligence, la capacité sportive, par exemple. Le reste, c’est à dire la personne psychique et notamment ses émotions, sa sensibilité, est totalement négligé, ignoré. S’il s’agit d’un enfant ou d’un adolescent, on attend qu’il réalise des prouesses dans ce domaine exclusif. C’est pour cela que l’auteur la désigne sous le terme d’idolâtrie, l’adoration d’une idole. La sensation éprouvée n’est pas l’admiration ou l’amour pour cet objet partiel, mais la volupté. Il convient de rappeler que, dans toutes ces variantes, l’idéalisation apparaît totalement inefficace pour créer un élan de progrès. A la différence des idéaux, elle est trop portée vers des buts d’autosatisfaction tout en brandissant la bannière de l’amour envers l’objet. Il n’est pas rare qu’elle côtoie des attitudes marquées par l’excès de zèle, d’efforts, dans l’accomplissement des tâches engagées en son nom.

 

Une forme d’idolâtrie

Je présente le cas d’Ignace pour illustrer mon propos sur l’idolâtrie, patient fétichiste de bas et de porte-jarretelles qui s’excite, entre autres situations, en regardant passer les femmes à bicyclette, à côté de sa voiture. Dans ce cas, le mouvement des jambes, qui fait monter et descendre la jupe, laisse entrevoir alternativement la partie supérieure des bas. Sa théorie sexuelle, qui peut se décliner ainsi : « La femme nous cache le meilleur morceau », le conduit à se créer des situations où cette vision se réalise le mieux. Or une fois son système fut démantelé par un excès d’excitation : il s’est mis à proférer des mots obscènes à l’une de ces femmes à bicyclette, pendant qu’il eut un fort désir de se masturber, dans sa voiture. Cet accident lui a valu une action de justice, puis une condamnation. Mais il ne pouvait pas freiner en lui ce mouvement de vénération idolâtre envers les bas des femmes. Il s’est mis apparemment en colère contre la femme pour expulser de lui le sentiment obscène en le lui attribuant.

Telle que mon patient a dépeint sa vie érotique, elle a été exemplaire de l’échec de la rencontre. Sa première partenaire fut une cousine, une relation totalement chaste. Il est arrivé au mariage sans expérience. Vite il a été déçu de sa femme, extrêmement rigoureuse, attachée à l’ordre, au ménage. Le couple s’est installé dans la monotonie, sans humour, sans plaisir. Le croyant heureux, son frère a épousé l’une des sœurs de sa femme. Il pensait que les filles de cette famille étaient « des perles ». Mon patient n’a pas osé lui « ouvrir les yeux ». La dernière des sœurs de sa femme a épousé un homme bon vivant, ouvert, qui est avec le temps devenu son ami. Il aimait lui raconter que sa femme (donc sa belle-sœur) était une femme chaleureuse, sensuelle et ardente. Lui il couvait une espèce de jalousie que sa sympathie envers son ami dissipait à chaque occasion qu’il le rencontrait. Encore une fois, Ignace n’a rien expliqué de sa vie de couple. Il en avait honte. Mais voilà qu’il y a quelques dix ans son ami et beau-frère meurt. Mon patient commence à fréquenter sa belle-sœur. Ils se sentent proches, se désirent, regrettant toutes ces années perdues. La retenue, la peur du scandale auront raison de cette liaison. Il décide de l’interrompe la mort dans l’âme. Combien aurait-il aimé « porter les chaussons » de son beau-frère, aller jusqu’au bout de ce changement d’identité si longtemps rêvé ! Mais il a eu peur de toucher ce que son double avait caressé.

Son fétichisme des bas de femme a pris alors une intensité jamais connue. « Manque de peau », la mode des bas est remplacée depuis quelques années par celle des collants. Il se souvient que même les bas de sa femme lui donnaient envie de se masturber en solitaire. Une fois, il doit partir en Afrique avec elle. Il l’aide à faire les valises pour y cacher une paire. Son épouse l’enlève, lui, la remet encore. Elle proteste : « Avec la chaleur de l’Afrique, à quoi vont lui servir ces bas ? » Ignace ne s’en est jamais expliqué. Cela devait rester sa passion. La rendre publique lui en aurait fait perdre tout l’enchantement.

Le goût du secret est puissant, autant que l’attrait du mouvement des jambes montrant et occultant le rebord des bas, et que le fétichisme de la métacommunication. Y voit-il l’expression du féminin livrant son énigme, le geste gracieux typique de la femme ? Peut-être qu’à l’instar de nombreux fétichistes cela le gêne, il voudrait le corriger, l’annuler. Il n’accepte pas d’être l’esclave de la différence qui sépare les sexes. Et pourtant il ne peut que la mettre en valeur, la déifier. Si un fétichiste idolâtre le geste courtois dans le métro de céder sa place à une dame, il y voit le contraste entre hommes et femmes, et pour lui c’est cela leur sexualité. Un peu court, direz-vous. Ignace s’arrêtait toujours au seuil de l’amour. Il n’en franchissait jamais la porte.

Certaines professions sont l’exemple même de cette démarche, celle de la mode, par exemple. Je ne crois pas forcer le trait en disant que le fétichisme les inspire. Celui du consommateur ou de la consommatrice également. On peut même avancer que la clinique du gestuel se trouve à l’extrémité d’un ample spectre où la gestuelle des hommes et des femmes, celle qu’ils retiennent chez les autres, celle qu’ils utilisent, recèlent des éléments de la pétrification du phallus : une statue. Dernier hommage offert à ce qui a précédé le cataclysme de la castration.

Mon exemple n’illustre qu’une situation particulière, mais il est assez fort, parce qu’Ignace avait son idéal amoureux. Seulement la réalité ne le suivait pas. Toucher l’idéal peut faire suffisamment peur pour que l’on recherche des prétextes moraux pour ne pas se le permettre. Alors, il vaut mieux penser que faire. En outre, s’il a manqué de détermination pour assumer son désir, c’est que son idéal et son excitation n’ont pas réussi à coordonner leurs buts avec le narcissisme trophique. Ignace était pris à son propre jeu : il idolâtrait la femme – mère, il ne pouvait pas admettre que lui, un garçon, ait le droit de jouir d’une sexualité plus accomplie et satisfaisante.

Dans son étude pleine d’érudition, H. Rey-Flaud nous propose une association brillante entre l’amour courtois de la littérature médiévale et cette passion de ces patients semblables à Ignace, qui se trouvent dans l’impossibilité d’atteindre leur idéal, la dame vénérée pure dont ils rêvent. Quand l’objet de leur désir est à portée de main, le désir s’évanouit et le projet sentimental s’écroule comme un château de cartes. L’auteur parle de « névrose courtoise »[6].

Je suggérais plus haut que les ennemis de l’idéal sont, selon les circonstances, la haine, la déception, ou la réalité : je crois correct d’affirmer à cet instant que son ennemi est parfois soi-même. On doit s’autoriser le scandale, le clash.

 

De l’idéalisation vers l’idéal

Le monde psychanalytique actuel et tout particulièrement les partisans de M. Klein s’interrogent sur le rôle que joue l’idéalisation dans les différentes pathologies et son évolution au sein des thérapies. Se démarquant de son enseignement, ils soulignent notamment les aspects créatifs de l’idéalisation. Comme on se rappellera, M. Klein l’envisage généralement en tant que défense face à la persécution ou la dépression, et à ce titre nécessitant régulièrement d’être interprétée, sous peine de laisser le patient glisser vers l’impuissance et vers l’utopie aux lendemains qui déchantent. A. Alvarez, une thérapeute qui s’occupe essentiellement d’enfants et adolescents, souvent très malades (autistes, psychotiques, limites, ayant subi des abus sexuels, à tendance antisociale…), avance de façon bien argumentée l’idée que l’idéalisation, bien qu’apparaissant comme une défense, s’inscrit pour certains cas dans le mouvement visant à surmonter les angoisses de perte, à l’instar du tout jeune enfant dans son développement normal. Il est important pour elle de distinguer le soulagement, la joie, et l’espoir qui accompagnent cette idéalisation a une fonction réparatrice chez l’être souffrant ; cela est différent du déni observé dans la défense maniaque. Pour le thérapeute, il est important de ne pas « rater le coche », parce que cela risque de frustrer et de blesser un patient qui réalise un timide mouvement d’épanouissement personnel. Il lui est difficile d’y accéder, et il a besoin de se sentir capable d’inventer et d’innover, de se vivre en « acteur » de son existence. On trouve des patients qui nient défensivement la vérité, puis il y en a d’autres qui s’y opposent sans avoir une conscience claire de ce pourquoi et à propos de quoi ils le font. L’esprit de ces derniers est très fragile, même s’ils apparaissent comme des « têtes brûlés ». La tâche principale du thérapeute est de les aider à construire une capacité de penser, et pas de leur décrocher des interprétations pour lesquelles ils ne sont nullement préparés. Nous devons éviter de confondre puissance et toute-puissance, ajoute A. Alvarez.

Cette analyste examine également les autres éléments de la défense maniaque, le déni, la réparation, l’agitation, le désir d’emprise, qui accompagne d’habitude l’idéalisation, en concluant qu’il est important de laisser évoluer ces mouvements, car le patient en éprouve le besoin, notamment s’il a vécu sous l’effet paralysant d’une maladie grave. C’est son moment de délivrance. Si un gamin demande à son thérapeute si le rouge est sa couleur préférée, qu’est-ce qu’il peut ressentir lorsqu’un thérapeute sourcilleux et bon élève lui interprète sur le champ que l’enfant a envie de l’envahir ? Rien d’autre que du mépris alors qu’il aura (aussi) besoin de sentir son thérapeute proche, ayant des goûts en commun.

Pour étayer son point de vue dans un esprit certainement très consensuel, elle cherche des allusions dans l’oeuvre de Klein : l’idéalisation représente toujours un avantage, le sujet qui idéalise est en train de mettre une part importante d’affect dans sa relation à l’objet, à autrui. Au début, c’est l’excès, l’exaltation émotionnelle… Tout objet idéal présente les prémices de l’adoption définitive du bonobjetinconscient auquel le développement maturatif tend, un objet qui fera plus tard la force du psychisme du sujet, par la reconnaissance de sa délicatesse, son appui, sa générosité[7]. Le self en sort renforcé. L’idéalisation du développement historique de l’enfant est à différencier de l’idéalisation défensive, en conséquence. Le processus de l’introjection du bon objet idéal est long et lent, et chaque moment est précieux dans le cheminement de la croissance. En thérapie, il ne faut pas le rater.

 

Y a-t-il plus élevé que l’idéal du moi ?

Dans la ligne des atteintes à l’idéal, j’évoquerai également, le penchant, bien différent de celui de mon patient Ignace, pour l’empressement, pour l’exigence d’aboutir coûte que coûte : la contrainte, en somme. Cela rend le sujet malheureux quand l’idéal n’est pas réalisé, et empêche d’imaginer la renégociation, le changement de cap ou de tactique.

Nous entrons dans le domaine des « amalgames » et des confusions topiques. L’idéal du moi est ici sous la pression d’un surmoi très exigent et sévère.

Or l’idéal du moi dans sa forme la plus accomplie « ne doit rien à personne », autrement dit ne fait pas vivre au sujet l’impression que pour s’améliorer il faut qu’il atteigne une réalisation parfaite de ses projets : la seule redevance aux objets idéalisés est le désir de leur ressembler.

Cela est différent des rapports les plus courants du moi au surmoi qui sont d’obéissance, voire de crainte de punition. Certes le surmoi comporte une dimension protectrice et de tutelle, mais cela ne suscite pas de recherche de perfectionnement personnel. Et quand il s’associe à l’idéal du moi, ce dernier apparaît comme particulièrement dur et contraignant.

Le lien à l’objet dans le cas du surmoi est singulier, il s’établit en rapport au père, ou à la mère ; cette dernière se révèle être le porte-drapeau de la loi paternelle. Il convient de souligner également que la mère infléchit la sévérité du surmoi par l’introduction de la dimension de réassurance et de douceur féminines : grâce à l’acceptation de ses recommandations, la confiance entre générations sera rétablie. Cette interprétation de l’aspect maternel du surmoi, soulignée par J.-L. Donnet[8], mérite certainement d’être mise en discussion avec d’autres variantes plus « dures », voire impitoyables, du surmoi maternel, de souche orale.

L’idéal du moi entretient, par contre, des rapports avec les deux parents, quelque peu confondus, et à ce titre il est la cristallisation des idéaux collectifs. La longue marche de Freud pour différencier l’idéal du moi du surmoi, entre 1915 et 1932, peut témoigner d’un certain embarras, celui de circonscrire une instance où le bon narcissisme créerait un élan, l’ambition chez le sujetde s’améliorer[9]. En toute vraisemblance, Freud est plutôt sensible au sentiment de faute et des conflits internes, qu’à la force du transfert de l’idéal. Je veux dire qu’il insiste un peu trop sur le côté culpabilité dans les rapports de l’enfant avec ses aînés. Pour Freud, c’est la clé de voûte de la psychologie. Pourtant ce que nous cherchons est fondamentalement de vivre en paix, et être sûrs de notre avenir : ceci est une question narcissique qui dépend énormément de la confiance de nos parents dans notre succès personnel. Il est vrai que les aspirations positives du sujet ne sont pas atteintes dans la sérénité ; elles impliquent un combat et bien des crises. Mais l’important est qui gagne la bataille, notre sentiment de dette surmoïque ou notre droit au bonheur ? ce dernier s’inscrivant dans la lignée narcissique de l’idéal du moi.

Aujourd’hui on propose, en intégrant l’enseignement de ces idées, une nouvelle topique de l’appareil psychique, celle qui inclurait le narcissisme, le self et l’idéal du moi (les précédentes étant, inconscient – préconscient – conscient et ça – moi – surmoi)[10].

Voici un exemple clinique nous permettant de différencier l’idéalisation, l’idéal et le surmoi. Patrick ne se disait pas heureux. Il pensait que son avenir était compromis quoi qu’il fasse. Trop anxieux, ses amis finiraient par le rejeter, disait-il ; trop maladroit au travail, il finirait par se faire licencier ; pas assez intéressant, il serait abandonné par sa copine. Si ce n’était pas encore réalisé, c’est qu’ils ne s’étaient pas aperçus de la réalité des choses : ses amis, parce qu’il leur cachait son malaise ; ses employeurs, parce qu’ils étaient trop tolérants supportant pour le moment ses erreurs de calcul ou ses oublis d’autant plus sérieux qu’il était expert-comptable ; sa copine, parce que l’amour l’aveuglait.

Mais la vérité de son « incompétence » allait être connue tôt ou tard. Il était en sursis. Pour éviter le rejet, il reconnaissait qu’il se comportait en gentil garçon policé, même obséquieux. Toutefois, sa séduction n’était pas naturelle, comme celle de son père qui brillait par son savoir et sa rapidité d’esprit. Chez ce dernier la séduction allait de soi, sans efforts. Tandis que pour lui tout était si difficile, si pénible et si forcé. Un jour il ne pourrait plus donner le change. Selon lui, son père l’avait « cassé » avec ses remarques et ses exigences. Chaque mauvaise note, chaque imprudence, avaient attiré, jusqu’à il n’y a pas longtemps, vers la fin de ses études universitaires, les foudres paternelles. Ses « sermons » interminables soulignaient l’incompétence ou le manque d’attention de Patrick. C’était toujours de sa faute. « J’aurais pu échouer totalement dans mes études en entendant ce déferlement quotidien de paroles amères, dit le patient, mais je me suis accroché, au moins pour ne plus l’entendre. Cela m’a pris longtemps, mais je finis par décrocher un diplôme. C’est devenu comme une obsession, dès que j’entends une critique aujourd’hui, celles de mon père me reviennent. »

Avec sa mère il ne s’est pas non plus senti rassuré. « C’est ton problème » est une de ses expressions favorites. « Ma mère pense d’abord à elle. Peut-être que j’attends encore qu’elle me donne quelque chose. Alors qu’elle souhaite ostensiblement que je l’accompagne voir ma grand-mère, elle me dira, comme pour ne pas me l’avouer : ‘‘La grand-mère aime te voir de temps en temps.’’ »

Pendant un bon moment de l’analyse de ce jeune homme, il y fut question de sa fragilité narcissique, qui le rendait si peu sûr de lui et si sceptique. Je lui ai proposé différentes interprétations cherchant à susciter en lui fantasmes ou souvenirs refoulés pensant que cette méthode classique d’approche lui aurait permis de reprendre confiance dans ses potentialités, puis de mieux tolérer ses hésitations et ses actes manqués. Mais son auto-sabotage avait le dessus ; il était malade de sa propre intolérance, à l’image de celle qu’il me présentait de son père. J’ai soupçonné que son amour envers ce dernier était bien plus fort qu’il ne le laissait entendre. Père et fils paraissaient comme confondus. S’il parlait de son père, il parlait de lui, et vice versa.

Patrick me respectait, cela est vrai, mais il prenait un certain plaisir à montrer que rien ni personne ne pouvait changer son destin. Alors j’ai décidé de modifier ma tactique de traitement. Je lui ai alors suggéré que le père me semblait un perfectionniste qui l’admonestait parce qu’il pensait que lui Patrick pouvait aller plus loin, faire mieux. Le considérait-il très capable et, au-delà des apparences, apte à réussir ? Evidemment je ne le connaissait pas, j’ai dû l’admettre. Mais, dans son esprit, Patrick pouvait représenter un idéal à atteindre. Et c’était au nom de cet idéal que le père s’autoriserait à être dur et exigent.

J’ai énoncé cette idée en plusieurs fois en m’étayant sur des exemples que le patient m’avait fournis. En soulignant l’idéal du père, je parlais indirectement du sien. C’était ce qui m’intéressait. Sur le moment il contesta mes conclusions, mais la suite fit penser qu’elles avaient été utiles : d’une part, il a pu améliorer son contact social, en se libérant du poids de ses tourments, il a pris plus de courage face aux autres, et, d’autre part, il a commencé à envisager la possibilité que son propre père avait souffert la contrainte de son passé familial dominé par la fatalité. Il descendait en effet d’une famille de pêcheurs bretons, souvent victimes de la mer. Des générations d’hommes disparus. Naître marin, cela signifiait pouvoir mourir jeune. Vivre en sursis…

L’idéalisation du père était évidente, le point de vue de ce dernier était considéré comme un verdict divin. Le surmoi de Patrick se montrait particulièrement sévère sous les traits de ce père tyrannique. Or ce qui nous a permis d’avancer fut le fait de dégager l’idéal paternel de l’attitude de contrainte, de le dénicher derrière la dureté du traitement subi. Le narcissisme de Patrick prit ainsi plus d’ampleur. Chez lui ce fut le renforcement du pôle du self-objet qui a redoré le blason de son narcissisme[11].

 

La transmission des idéaux

Mais comment parviennent au sujet les messages qui lui permettent de construire cet idéal du moi ? Il y va certainement du façonnement de son narcissisme, comme des attentes exprimées par ses parents. Toutefois l’expérience la plus immédiate nous enseigne que cela ne suffit pas, et qu’en toute connaissance de cause les messages inconscients en joueront le rôle déterminant. On pourrait penser à une transmission d’inconscient à inconscient, mais son côté magique me semble irrecevable. Il serait plus opportun de souligner la diversité de messages indirects que reçoit le jeune enfant venant de ses géniteurs et d’autres membres de l’entourage dont les éducateurs, par le récit de leur histoire ou des figures allégoriques, ces gestes héroïques suscitant de nombreuses identifications chez lui. Le père de Patrick justement avait l’habitude de relater en famille comment il était arrivé à s’élever hors de son milieu pour améliorer sa situation, avec persévérance.

Freud, à son tour, s’est inspiré de ces modèles idéaux qui ont marqué sa jeunesse : Cromwell, en qui il voyait le révolutionnaire osant détrôner un roi despote, et Hannibal, le chef de Carthage qui s’est promis de venger l’honneur bafoué de son père Hamilcar, en allant combattre l’orgueilleuse Rome. Freud associait le roi Hamilcar à son propre père, Jacob, à qui un voyou avait ôté le bonnet et l’avait jeté dans le caniveau puis avait obligé son père à le ramasser. Mais à la différence du père trop soumis, qui s’est plié sans protester à l’ordre du voyou, le roi n’a pas cédé et il a crié vengeance contre l’opprobre. Freud désapprouvait l’attitude de son père, quoiqu’il composait en l’associant avec le roi, un personnage plus idéal et capable de susciter l’action. Freud a forgé son destin en luttant contre les préjugés d’une société décadente et intolérante. Cela l’a aidé à inventer la psychanalyse.

De nombreux historiens et analystes se sont saisis de cette anecdote, l’ont commenté en y voyant une rivalité œdipienne entre Sigmund et Jacob, décevant pour son fils dans son manque de courage. Moi, je me démarque de cette interprétation. Je crois que le message paternel fut aussi net que celui du roi Hamilcar et qu’il allait dans le même sens. « Venge-moi, mon fils, mais soit discret et mesuré, ne prends pas de risques inutiles, réfléchis avant d’agir, organise une stratégie adaptée à tes forces et aux faiblesses de ton adversaire. » La preuve étant que Hannibal a échoué devant Rome et conduit à la ruine de sa patrie. Freud a mieux réussi.

Reprenons le fil de notre développement théorique. Quel rôle jouent les secrets de famille, les blancs de mémoire, les omissions, en sabordant l’affirmation de l’idéal ? Le secret d’un parent enfoui dans son inconscient ou plus fréquemment suscitant un tel sentiment de honte qu’il s’interdit de le révéler aux autres, notamment à un enfant, ronge pour ainsi dire sa disposition positive vers la transmission. Ce secret concernerait la vie d’un ancêtre, un aïeul ou éventuellement le parent lui-même. On citerait le secret d’une naissance hors mariage, d’une affaire de justice, d’un emprisonnement. Si en plus l’adulte empêche l’enfant de poser des questions, de sonder ce secret, s’il va même jusqu’à lui suggérer de ne pas y « fourrer le nez », ou qu’il n’a pas d’intérêt à y penser sous peine de punition, un creux s’installe dans le lien en atteignant le désir de vérité chez ce dernier. Ainsi peuvent naître des cryptes dans le moi, qui sont, tout compte fait, des troubles du narcissisme. La crypte est un défaut narcissique présent chez l’enfant en réponse à un fantôme parental, donc un fait secret, non révélé concernant un aïeul[12]. Un secteur du moi devient désert, sables mouvants, éloignant encore plus le sujet de son vrai self. Il est évident que l’enfant n’est pas dupe de la situation mais il a du mal à comprendre. Il lui arrive de sentir que le parent manque de solidité, qu’il ne parvient pas à s’assumer, qu’il est accablé par ses considérations morales. Cette pusillanimité le déçoit, mais, ayant tellement besoin des adultes, il n’ose pas se le dire. L’idéal en pâtit.

Une forme d’identification risque d’apparaître, celle du personnage caché ; il n’est pas exclu que le parent l’induise inconsciemment. Tout en voulant que cet acte honteux commis par l’ancêtre ne soit pas connu, il peut désirer que l’enfant l’imite. Ce que le jeune réalise. Pourquoi ? Parce qu’à côté de la honte il peut y avoir de l’admiration pour la conduite de l’aïeul. On peut regretter que ce dernier, par exemple, ait gaspillé la fortune familiale, mais on peut se dire voilà un bon vivant, qui savait jouir, se faire plaisir. C’est ce qui conduit à une identificationaliénante, chez l’enfant. L’idéal est ici confondu avec le personnage dont on réprouve le comportement.

Imaginons une autre situation. Au lieu d’avoir honte pour l’épisode, le parent en serait fier et aurait trouvé des arguments le justifiant. Si l’ancêtre avait dévalisé une banque, c’était qu’il était submergé par des dettes, et sa famille allait mourir de faim, par exemple. Imaginons qu’à la place d’occulter cette histoire, il la livre sans difficulté en famille et que l’enfant l’entende. Ce dernier peut en tirer une certaine idéalisation de cet ancêtre, son courage, sa perspicacité, un certain aperçu de la virilité, seront retenues en sa faveur. Il peut même se construire un idéal « inversé » où la transgression, l’opprobre, l’abjection dans d’autres cas, apparaissent comme héroïques. Cette situation n’est pas étrangère à la façon dont certains jeunes délinquants, toxicomanes ou pervers vivent leur code éthique. Leur rapport au trouble psychique et leur détermination à progresser en sont influencés. C’est pour cette raison que j’ai pensé intéressant de proposer, dans un ouvrage collectif publié en 1997, parmi les « objets transgénérationnels » tels que les membres de ces familles se les représentent, des variantes à distinguer : l’ancêtre secret (fantôme) et l’ancêtre imposteur qui ne suscitent pas de la honte. Et c’est cet affect plus que le contenu de l’événement qui fait la différence.

J’ai évoqué également l’ancêtre idéalisé dans le cas d’un deuil impossible et l’ancêtre objet de fidélité œdipienne pour un des parents[13].

Dans ces deux derniers cas, il n’est pas non plus question de secret de famille, mais au contraire, le parent ou l’ancêtre sanctifié est trop présent. Il absorbe les intérêts de l’enfant, de façon différente selon les cas, certes, mais il y n’a pas de trouble de la pensée chez lui (impensable). Dans le cas du deuil impossible, on peut observer que l’enfant se considère indigne (il y aurait mille variantes, mais pour éclairer mon propos je donne cet exemple simple). Dans le cas de la fidélité œdipienne, il n’arrive ni à vivre sa vie à lui, ni à trouver un ou une partenaire.

En 1987, j’ai parlé de la culture de l’échec dominant certaines familles comme d’une tendance masochiste ; par le montage de projets et le ratage régulier de sa réalisation, on confirme presque activement l’idée qu’il est impossible d’atteindre cet idéal de moi[14].

Parfois de grands scientifiques et des inventeurs sont tentés par ce même mécanisme. Léonard de Vinci, qui nous a tellement fasciné par son génie, a inventé un grand nombre de machines : des pompes hydrauliques, le parachute, l’hélicoptère, l’avion, l’automobile, le scaphandre, le sous-marin et des machines de guerre redoutables… L’homme a tardé plus de trois siècles à les fabriquer. Le manque de combustibles puissants les rendait irréalisables à l’époque. Mais il y a un autre facteur. En étudiant actuellement le plan dessiné de ces projets par Léonard, on note fréquemment qu’un détail rend la machine inutilisable. Elle ne pourrait marcher. Un grain de sable dans la mécanique. C’est comme si Léonard, en même temps qu’il inventait, introduisait un élément qui rendait le projet impossible. Résultat d’autant plus curieux que l’artiste Léonard visait atteindre « la perfection ». Est-ce lié, de quelque façon, à sa naissance hors-mariage ? Je peux certes choquer par cette idée, mais il me semble que Léonard a souhaité deux choses : d’une part, dépasser le temps et l’espace, en se sentant libre et autorisé à changer le monde, comme son père qui sut franchir une borne, et en même temps, il craignait les conséquences de ses inventions, ceci correspondant au sentiment de ne pas être accepté par une famille officielle.

Freud insistera sur l’amour intense et exalté de Catherina, sa mère, qui donnera à l’enfant ce qui était destiné à son amant trop absent ; elle trouva dans ce lien un refuge et une consolation. La conviction de Léonard, nourrie de ce puissant narcissisme délégué, lui faisait sentir qu’il avait les moyens de bouleverser la nature… et en même temps cela devrait rester son secret à lui. Peu importe si les machines allaient servir, alors, il suffisait que sa chère mère soit persuadée de son exceptionnel talent.

 

En conclusion

L’idéal du moi est l’aboutissement du narcissisme : la pureté, l’ambition, l’envie de se surpasser. Ce dernier a dû être modelé, assaini avant de transférer ses virtualités à cette instance : modérer la grandiloquence, les prétentions à tout posséder et à tout savoir, la fébrilité à obtenir satisfaction immédiate. S’il y a accord entre l’attente idéale parentale et le projet de l’enfant, celui-ci l’assumera, lui donnera son trait personnel. L’imitation, la compulsion, le « je le fais pour toi », rendent l’entreprise non concrétisable, au mieux vide. L’inscription dans l’idéal du moi est en fin de compte une entreprise du sujet et pour le sujet. Rencontre alors entre le narcissisme des parents et celui du sujet.

En ce qui concerne les idéaux, leur transmission n’est pas un travailqui s’inscrit dans une ligne directe et mécanique. Ce que le parent montre est plus important que les explications. En tout cas expliquer ne sert pas toujours. Parce qu’il recouvre une amertume. Les frustrations des parents sont, pour le dire simplement, les leurs, alors que l’idéal est le fruit du positif. Une furie de vaincre naît, me semble-t-il, d’un message optimiste.

L’idéalisation n’est pas l’idéal, mais elle contribue grandement à son enracinement, de même que l’idéal du moi des parents fait travailler celui de l’enfant. Chaque parent apportera le sien, ils seront probablement en contradiction ou en décalage : tant mieux pour lui, qui pourra en faire le tri. Mais peut-être encore plus que les parents, ce seront les frères et sœurs, qui serviront de modèle idéal, ou les autres proches, les petits camarades ou les maîtres, les héros de ses lectures ou aperçus sur l’écran. Chacun apportera sa nuance, se dérobant à son tour, car l’idéal est un être anonyme, il est plusieurs et personne.

 

Résumé

« Les idéaux et le narcissisme trophique. » Alberto Eiguer. Ce travail se propose définir le concept d’idéal le différenciant de l’idéal du moi, du surmoi, de l’idéalisation, de l’idolâtrie. L’idéal fonde pour beaucoup l’éthique du sujet ; par la même occasion, celaconduit à repenser l’aperception du surmoi. Pour étudier l’idéal, l’auteur analyse ses origines générationnelles, la transmission par les parents, la référence aux ancêtres, les identifications secondaires. Toutefois, l’idéal ne renvoie pas à un être précis, mais paradoxalement à plusieurs et à personne.

Ainsi que l’idéal de moi est l’héritier du narcissisme, l’idéal serait plus précisément l’héritier du narcissisme trophique, celui qui contribue à la croissance. Dans la clinique et la pratique analytiques, le concept d’idéal permet d’accueillir le cri de vie ou de survie derrière les idées ou les comportements de certains patients qui paraissent bruyants ouexubérants, édictés habituellement comme défense maniaque.Pour étayer ces considérations, l’auteur présente plusieurs illustrations cliniques et de créateurs.

Mots-clés. Idéal, narcissisme trophique, défense

[1] Ce travail reprend le chapitre 4 de mon livre Du bon usage du narcissisme, paru en 1999. Le texte a été remanié et mis à jour. A. Eiguer, Du bon usage du narcissisme, Paris, Bayard, 1999.

[2] G. Bonnet, Les idéaux fondamentaux. Des fondations inéluctables mais explosives, Paris, Puf, 2010. G. Bonnet, Soif d’idéal. Les valeurs d’aujourd’hui, Paris, Edition Philippe Duval, 2012.

[3] B. de Spinoza, Ethique, 1677.

[4] Klein M. « Contribution à l’étude des états maniaco-dépressifs », 1934, tr. fr. Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1967.

[5] Khan M. Figures de la perversion, 1979, tr. fr. Paris, Gallimard, 1981.

[6] Rey-Flaud H. La névrose courtoise, Paris, Navarin, 1983.

[7] Alvarez A. Une présence bien vivante, 1992, tr. fr. Paris, AHL, 1997, chapitres 8 et 9 principalement.

[8] Donnet J.-L. Surmoi, Paris, PUF, 1996.

[9] Freud S. Nouvelles conférences…, op. cit.

[10] Bergeret J. Narcissisme dans la pathologie, Paris, Dunod, 1997.

[11]H. Kohut,Le self, tr. fr. Paris, Puf, 1971.

[12] N. Abraham et M. Torok, L’écorce et le noyau, Paris, Flammarion, 1978.

[13] Eiguer A. « La part maudite de l’héritage », A. Eiguer et all. Le générationnel. Approche en thérapie familiale psychanalytique, Paris, Dunod, 1997.

[14] Eiguer A. La parenté fantasmatique, Paris, Dunod, 1987.