Instant de vie. Au cœur des soins palliatifs d’Annie Micheloud-Rey, Paris, In Press, 2017
Par Alberto Eiguer
L’ouvrage d’Annie Micheloud-Rey est un recueil de poésies et qui a aussi une visée scientifique indéniable : celle de nous permettre d’aborder l’intimité des patients somatiques en fin de vie comme aucun traité savant ne le permet. Les poètes ont précédé nos découvertes, disait S. Freud. Voilà des raisons de nous pencher sur ce témoignage singulier, celui d’une infirmière de soins palliatifs en oncologie qui a suivi de nombreux cas là où tout espoir de survie est perdu et quand le regard médical se détourne, l’endroit où la science cède la place aux passions intimes et à une grande solitude. Ce n’est pas un hasard si Jean-Michel Quinodoz a consacré une Préface sensible à l’ouvrage, lui qui est notre spécialiste de la solitude (JM Quinodoz, La solitude apprivoisée, Paris, Puf, 1991).
Le poète romantique Gustavo Adolfo Becquer a écrit un chef d’œuvre appelé : Qué solos se quedan los muertos ! (Qu’ils restent seuls les morts !) ; dans ses Rimas y leyendas.
Les poèmes d’Annie M-R sont un chant profond au vécu de ces patients ; ils connaissent le dénouement, pourtant ils luttent, palpitent pour donner un sens au temps qui leur reste, temps de repli, temps de bilan, temps de ne retenir que ce qui compte, chose qu’ignorent parmi les vivants ceux qui s’oublient et, en conséquence, se négligent et gaspillent leur vie. Annie consacre un poème à chacun des patients ; on trouve d’ailleurs des patients guéris de leur cancer.
Comme disait Miguel de Unamuno, philosophe basque à la plume acérée et au message puissant : en agonisant la civilisation devient claire-voyante, elle donne alors ses fruits les plus succulents et moult graines (L’agonie du Christianisme, 1925). Je l’associe à un autre grand écrivain espagnol, Francisco de Quevedo, chantre crépusculaire des bassesses humaines. D’esprit sceptique, voire corrosif, il dénonce son époque alors que le Siècle d’or espagnol, celui de Lope de Véga, de Cervantès, de Tirso de Molina, de Góngora, de Gracián, touche à sa fin.
On peut prolonger ces références en citant Jean Giono : « Las ténèbres sont aussi glorieuses que le soleil. »
Ecrit à la première ou à la troisième personne, ce livre retrace les douleurs d’une cinquantaine d’âmes, leurs tourments, avec douceur et sympathie, avec indulgence comme si peu importaient désormais les déceptions anciennes ou les insatisfactions. C’est leur combat pour s’accrocher à ce qui reste en eux de vivant qui émeut ; leur intériorité apparait désormais à fleur de peau, leurs émotions, libérées. Ils savent qu’ils vont quitter leur maison et ils se préparent pour le grand déménagement.
Par moments, on se dit que ces récits lyriques nous parlent d’êtres sans autrui. Dans leur solitude, se trouvent-ils sans vis-à-vis ? Seuls face à leur miroir ? Je pense que cet interlocutoire est toutefois le lecteur : le destinataire du message. Comme si l’auteure nous disait : « C’est à toi vivant que le poème est consacré. » Et le patient : « Tu recevras le baluchon de l’errant que je vais devenir bientôt. »
Est-ce que l’auteure nous demande encore autre chose ? Elle nous demande que
1.nous ressentions en nous les passions de ces êtres que nous avons du mal à fréquenter.
2.nous les gardions en nous au-delà de leur départ pour le grand jamais.
La plume vise la première demande. Le pari est réussi. Nous ignorions jusqu’à cette lecture ce que recèlent ces âmes. Nous les croyions pleins de regrets et de remords. Rien n’est moins certain. Evitons-nous d’éprouver la culpabilité du survivant ? Le résultat nous éloigne de ce sentiment. Nous en sortons mobilisés, remués, bouleversés et changés, avec une vision différente de ces âmes qui ne sont pas éteintes, mais pleines, sollicitées par leur désarroi et ayant l’avantage sur nous de se poser toutes les questions, de formuler toutes les hypothèses peu importent les réponses ou les solutions. Le chemin compte par-dessus tout.
Pour ce qui concerne la deuxième demande, après la lecture, tout est à faire. Les pistes sont rares et les indices, presqu’absents. Ces êtres que le lecteur va aimer et admirer ne pensent pas à ce que les proches vont garder dans leur mémoire ni à ce que ceux-ci vont ressentir de douloureux en leur absence.
Personne n’a la certitude de son avenir ; il ne lui reste qu’à le fantasmer. Habituellement celui que va mourir s’y livre alors à cœur joie ; il puise dans son imagination se livrant à des scénarios successif et alternatifs ; il peut partir dans plusieurs directions et chemin faisant il se soulage de ses pertes.
Mais pour cela, c’est-à-dire pour imaginer ce que les survivants vont ressentir après leur disparition, le sujet peut se pencher sur ce qu’il a vécu quand il a perdu un proche. Que garde-t-il encore dans sa mémoire de leur histoire, de leurs passions, des moments passés en leur compagnie ? Annie M-R ne nous en dit pas grand-chose ! Tout son art est celui de nous laisser à nous lecteurs le soin de le faire.
Et nous allons nous souvenir de ces êtres en souffrance pendant longtemps.
Au fil des pages, ce recueil de poèmes nous apporte un arc-en-ciel d’expériences émotionnelles inimaginables. Annie M-R les découvre ou les vit en elle et nous les fait partager.
Ainsi le mal est-il vécu comme un intrus avec qui on se bat (poème Femmes) ; ici comme ailleurs l’auteure est surprise par la dignité de ces femmes et ces hommes. Dans Lumière, on sent que l’heure du bilan arrive, bilan de la tâche d’épouse et de mère. On marche vers la lumière mais celle que l’on jette sur soi est encore plus vibrante, comme si ce questionnement illuminait ses œuvres. C’est aussi le cas de la personne qui évoque dans Ma vie ses silences comme pour protéger les autres et se préserver soi-même…
Annie M-R est encore saisie par la démarche d’une patiente dont la Silhouette éclate en figures d’une richesse inouïe tout en manifestant de légers signes de claudication. Madame communique par son regard et aussi par son corps : la patiente évoque ce que ce corps a vécu de fortes sensations et reste aujourd’hui délicat dans ses gestes soignés, harmonieux et d’une coquetterie qui conserve toute sa grâce.
La nudité dans Etre juste-là évoque indirectement le drame du patient sans forces que l’on oublie d’habiller mais Annie M-R le revêt d’images et de métaphores. C’est un poème qui beaucoup plus que n’importe quel pamphlet condamne l’indifférence des blouses blanches.
A son tour, le patient du poème Sans titre se retrouve en évoquant sa différence ; ensuite sa force renaît lorsqu’il pense qu’il a toujours su ou voulu la défendre. Croqueur de vie, il reste fier quoique lucide : « J’ai perdu mes rêves en faisant les quatre-cent coups dans les ruelles de mon village. »
En fin de vie, les silences sont des compagnons de ses souvenirs uniques (Mémoire).
Dans le court poème Vingt-ans, une jeune fille dépeint ce qu’elle est : elle se moule dans la nature fraîche et palpitante, dans la vie qui vibre chez ses proches et dans ses actes. En quelques phrases, Annie M-R dit mille choses sur nous : nous sommes tous ces autres en nous et pourtant uniques. Et où se trouve le sujet ? Il se manifeste enfin : « Je suis celui qui l’énonce. »
Un livre à lire pour éprouver la joie d’exister.
Le Dr. Alberto Eiguer est psychiatre et psychanalyste, directeur de recherches au laboratoire PCPP à Université Paris 5 René-Descartes Sorbonne-Cité, EA 4056, directeur de la revue Le divan familial. Son ouvrage le plus récent est Les pervers-narcissiques, Paris, Puf, 2017, collection « Que sais-je ?