Ce que nous avons hérité de nos « pères »…
Il ne s’agit pas, cette fois-ci, d’une interview, mais de la présentation du nouvel ouvrage d’Alberto EIGUER, intitulé « L’inlassable recherche de ses racines », qui a eu lieu samedi 21 septembre dernier, à la librairie parisienne « La terrasse de Gutenberg ».
Le soleil égayait la coulée verte, et les rues élargies qui menaient à cette petite librairie. Une fois la porte franchie, il fallait se frayer un passage entre les rayonnages où étaient exposés des livres en nombre, passer tout près d’un coin dédié aux enfants, pour se diriger vers un escalier étroit en colimaçon.
C’est dans le soubassement de la libraire, que la présentation d’Alberto EIGUER a eu lieu. Après un espace ouvert sur l’extérieur et tourné vers la modernité et l’actualité littéraire, nous nous sommes ainsi retrouvés dans un autre, suranné, orné de vieux ouvrages, de lithographies, et de bancs et pupitres d’écoliers, tel un voyage dans le temps.
Avant même qu’Alberto EIGUER n’évoque son dernier ouvrage, la descente de cet escalier, avait ainsi quelque chose d’un voyage initiatique, mémoriel et temporel, avec passage du présent au passé, où la transmission et la recherche de racines étaient partout présentes, symboliquement, au travers de ce vieux mobilier et de ces anciens ouvrages empoussiérés.
Pour présenter son ouvrage, Alberto EIGUER était accompagné par Elisabeth DARCHIS, qui endossait, pour l’occasion, le rôle de discutante. Tous deux se sont installés derrière un pupitre, face à des auditeurs attentifs.
Alberto EIGUER a commencé par dire qu’il s’agissait d’un projet de longue date, voire d’un projet amorcé depuis plusieurs années déjà, avec des thématiques qu’il a déjà abordées, et qu’il continue ainsi à explorer, à développer et à enrichir, comme la place de la maison, ou le faux self des migrants, entre autres.
Il reprend ce qu’il a écrit dans l’introduction de son livre. C’est ainsi qu’il souligne l’importance du contrat narcissique, et de la nécessité d’acquérir ce qui a été hérité des pères : « si l’on souhaite parler de nos racines et de leur gestation, il conviendrait d’accéder à l’épopée de nos aïeux, en prenant en compte la façon dont nos ascendants les plus proches ont monnayé ce qu’ils ont hérité et retransmis à leur tour ». Puis, il évoque le déracinement, précisant qu’il y a peu de différences entre le fait de changer de pays, et celui de déménager sans qu’il y ait un tel changement, comme l’exode vers les villes ou vers les campagnes…voire le fait de changer de rue. Il en va de même pour chaque « crise de vie », qu’il s’agisse de l’adolescence ou de la vieillesse, lesquelles entraînent un sentiment de déracinement.
Puis il a associé ce vocabulaire avec les métaphores botaniques dont il est issu (racines, enracinement, déracinement…), établissant un lien entre les hommes et les arbres, qui communiquent, interagissent, se soutiennent, se protègent, grâce aux réseaux complexes de leurs racines. Comme l’a fait remarquer Chantal DIAMANTE, Alberto EIGUER était placé sous des lithographies de plantes et de roses, comme pour mieux illustrer son propos.
« L’inlassable recherche de ses racines » se déroule autour de trois parties, qu’Alberto EIGUER a suivi peu ou prou dans sa présentation, laissant dérouler sa narration et sa libre association. La première est consacrée à bâtir « les bases d’une psychologie du déracinement », les exemples puisés dans la clinique, l’art, la littérature, permettant de « repérer le processus du réenracinement ». La deuxième aborde « les héritages qui tissent nos racines », mettant l’accent sur la transmission, et ses acteurs (ancêtres, porte-paroles, porteurs). Quant à la troisième, elle explore « les influences culturelles et les situations où l’enracinement est ébranlé », reprenant, à cette occasion, l’un des thèmes sur lequel il a souvent écrit, l’habitat, la maison, le chez soi.
Alberto Eiguer a ainsi abordé la question de la terre, celle des origines, celle qui a été choisie, celle qui a été imposée, évoquant les déménagements, les déplacements, les exils. Puis il a évoqué le projet familial, le contrat narcissique, ainsi que les transmissions inter et transgénérationnelles… Il a poursuivi avec l’évocation des groupes auxquels chacun appartient, qu’il s’agisse des groupes d’appartenance primaires, de la famille, et des groupes d’appartenance secondaires. Puis, il s’est arrêté sur l’attachement de chacun à ses racines, sa culture, faites de mythes, de rites, de valeurs…, soulignant que cet attachement est plus fort qu’on ne le pense, bien au-delà des déracinements.
Chacun peut être enraciné, déraciné, réenraciné, au gré des migrations, qu’elles soient internes, d’une rue à une autre, d’une région à une autre ; ou externes, d’un pays à un autre. Pour Alberto Eiguer, la question des racines se pose en cas de P.M.A., d’adoption, de familles monoparentales, de père inconnu. Tout comme celle des regroupements de personnes possédant une même origine, une même culture, qui s’identifient entre elles sur un mode défensif, rigide. Puis, il met l’accent sur les différences entre imitation et identification, incorporation et introjection, et évoque le faux self du migrant confronté à la différence culturelle et à l’étrangeté, ou à l’étranger en soi, incorporé.
Comment se construire, comment combler la narration familiale et parentale, lorsque celles-ci viennent à manquer ? Comment se situer entre les pères, les pairs, les pères biologiques et ceux qui ne le sont pas ? Le premier cas auquel il se réfère pour illustrer son propos, est celui d’Albert Camus, ou comment la narration familiale et parentale peuvent se faire, s’il y a du manque, comme ici manque de père, grâce à la rencontre d’un père de substitution, en l’occurrence celle d’un instituteur qui l’a pris sous son aile, et lui a permis de se scolariser, d’apprendre à lire et à écrire, de passer d’un monde à un autre, de créer et de se réenraciner.
Puis, Alberto EIGUER évoque l’un des cas cliniques qu’il présente dans son livre, celui de l’une de ses patientes, Sophie, prise entre trop dit, non-dit, mot dit ou mau dit… Dans son ouvrage, il écrit, à propos de ce cas, que « Le non-dit du père reformule la question du trop-dit de la généalogie maternelle, excitant et sabordant le travail du refoulement : il le surdétermine en en résorbant les aspects aliénants. Du trop-dit au non-dit nous arrivons enfin au mot-dit, celui du désir sentimental, dans la joie de la rencontre ».
Alberto EIGUER prend également le cas de l’Enéïde, qu’il associe à l’exil et au déracinement, disant dans son livre que « Virgile nous offre au travers du personnage d’Enée, l’exemple d’un déraciné brillant qui nous permet d’aborder les dimensions singulières de ses vécus, ses souffrances et ses solutions ». Rescapé de la défaite et de la destruction de Troie, en errance, Enée a reçu pour mandat par les dieux et par son père, de fonder un nouveau foyer. Il écrit «Si Enée oublie son projet, c’est qu’il veut vivre au présent tandis que le creux laissé par ses racines desséchées et perdues, le guette ». La descente aux enfers, les retrouvailles avec son père, la confrontation avec le spectre de ses successeurs, transforment Enée à tel point que cette descente aux enfers représente pour lui un parcours initiatique. Il ajoute « Le déracinement d’Enée nous révèle une facette singulière de son attachement, celle qui le lie à la terre, à la ville, à ses rues, ses édifices, ses murailles, et à tous ceux qui, comme lui, l’ont parcouru, touché, respiré, ont perçu les odeurs de leurs marchées et cuisines, l’atmosphère de la maison, les palpitations de la vie, et qu’ils se sont appuyés sur ses dalles et reposés sur ses couches… Le vrai Enée est là ».
Lorsqu’Elisabeth DARCHIS est revenue sur la présentation d’Alberto EIGUER, elle a commencé par dire qu’il était possible de lire entre les lignes. Elle a mis en avant le fait que cette recherche de racines, fil conducteur de bon nombre de ses écrits, entre sans doute en résonnance avec sa propre histoire, faite de migrations, de déracinements, et de réenracinements, de la Pologne, vers l’Argentine, puis la France. Cela a été l’occasion pour Alberto EIGUER d’évoquer sa mère, qui, telle une barde, s’est employée à faire vivre le pays d’origine, au travers d’histoires, de récits, d’anecdotes, faisant vivre, comme il a pu l’écrire pour Enée, l’attachement à une terre, une ville, avec ses rues, ses commerces, ses habitants, ou « les palpitations de la vie » en somme.
Après ce bon moment, cette belle présentation, nous avons quitté le soubassement de la librairie, avons gravi les marches de l’escalier en colimaçon, pour nous plonger nous aussi dans Paris et dans « les palpitations » de la ville, et « de la vie ».
Sophie Collins-Bur