BIEN-ÊTRE, AUTHENTICITÉ, INTIMITÉ
BIEN-ÊTRE, AUTHENTICITÉ, INTIMITÉ
(Extraits de Bien-être chez soi et de « La maison, un lieu de vie et de bien-être », Enfance et psy, 2016)
Alberto Eiguer
Je vais vous parler des différences entre être bien, bien-être et bonheur. Être bien est une expression qui se réfère à un état d’esprit. Le bien-être et le bonheur sont des notions plus complexes qui englobent des sensations, représentations, pensées. Tout en ayant des points en commun ‑ ces trois états nous apportent du plaisir ‑, ils sont différents, couvrent un large éventail de sentiments comme l’apaisement, la satisfaction, la joie, la jubilation, le ravissement, la félicité. Ils évoquent un ressenti au niveau du corps, qui est le domaine de prédilection du bien-être, ou au niveau de l’esprit, qui est celui du bonheur. Ces états renvoient à notre nécessité de sécurité et de récréation. C’est ce que la maison permet.
Même au plan sociologique, la différence entre bien-être et bonheur s’impose. Le bonheur est considéré comme trop subjectif pour que le social, la collectivité, puisse le prendre en compte. Les « critères de bonheur intérieur brut » que nombre de pays cherchent désormais à classifier à l’instar du Bhoutan, pays bouddhiste qui en a établi l’indice, restent encore une utopie. Ce n’est pas le cas du bien-être, auquel au contraire l’Etat se doit de veiller : il est censé assurer le bien-être de ses citoyens. Y compris en leur procurant un toit (cf. La constitution des USA). Est-ce que nos politiciens y pensent assez ?
L’expression « être bien » a l’avantage de la modestie. De petits moments de joie peuvent nous charmer et nous réconforter, en particulier à la maison. Et heureusement, il arrive que chez soi on se sente mieux qu’à l’extérieur. Aujourd’hui mieux qu’hier, et c’est finalement ce qui conduit à l’état de bonheur, parce que le plaisir est apprécié au regard d’autres états (malaise, sentiment de dette, incertitude quant à l’avenir) qui ne le donnent pas, « par contraste »[1] : les vacances sont d’autant plus appréciées qu’on les compare à la période de travail, plus contraignante. C’est ce que cherchent ceux qui rêvent de farniente ou de la retraite pendant leur période d’activité. Mais une fois la retraite atteinte, ils vont s’étonner que « ne rien faire » les ennuie. Le bonheur que l’on apprécie le plus est celui que l’on attend le moins… « L’investissement du moment présent et ce sentiment de contraste créent le sentiment d’une valeur rare, intemporelle (quel qu’ait été le passé, quel que puisse être l’avenir…) », dit Catherine Parat[2] à propos du bonheur.
Mon travail s’inspire des idées du philosophe Baruch Spinoza[3]. Selon lui, l’humain essaie pour l’essentiel d’approcher la joie et d’éviter la tristesse. En d’autres termes, cette philosophie rend un hommage soutenu à la nécessité de bonheur ainsi que je l’ai déjà évoqué dans un précédent ouvrage (cf. Eiguer, 2010, Psychanalyse du libertin).
Deux millénaires avant Spinoza, cette idée prit forme chez Epicure. Comme ce dernier vantait les états de bonheur que le plaisir permet, on lui a reproché que le bonheur est à la longue ennuyeux. On s’en lasse et, de ce fait, son idée du bonheur comme un projet chez tous ne tenait pas la route. On ne sait pas jouir éternellement, ce qu’il a facilement accepté. Voudrait-il alors confirmer que nous ne sommes pas faits pour le bonheur et que le malheur nous est nécessaire pour accepter de nouveau le bonheur, l’éprouver pleinement et ainsi de suite ? Notre moteur serait-il alors le malheur ? Epicure a trouvé la réplique qui convenait à ses détracteurs : on se stabilise dans le bonheur par l’ataraxie, un calme plein, à laquelle on arrive par la sagesse. Les bonnes choses continuent à nous captiver si l’on les élabore en notre for intérieur, au contact de nos souvenirs et de nos songes. Je pense que c’est une belle manière de mettre en valeur ce que nous appelons aujourd’hui la subjectivation, cette activité psychique qui nous conduit à nous (re) approprier chaque expérience, sentiment, pensée, en les reliant, en les remaniant.
La maison est justement un des lieux où ce bonheur peut être atteint. Elle est faite pour que l’on y soit bien. C’est un de nos rêves les plus chers. Et dans la sérénité, ce qui permet la continuité de ce bonheur, à l’instar d’un amour tranquille, différent de cette sensation de satiété éprouvée lors d’une jouissance volatile ou des remous de l’amour-passion, ou, pire, des frustrations qu’entraîne l’amour-prison.
Avoir une belle maison ou de beaux objets ne vous rendra automatiquement pas plus heureux pour autant. Ils y contribuent certes, mais cela dépend pour beaucoup de votre disposition d’esprit. La possession ne suffit pas à y parvenir ; il faut savoir ou pouvoir en jouir. La limite entre être heureux ou malheureux, c’est vous qui pouvez la tracer et l’on sait combien elle est fluctuante. Il est parfois difficile de se permettre de profiter de ce que l’on possède. Un petit diable dans votre esprit peut vous en empêcher. Insatiable, négatif, il ne voit que ce qui ne va pas, occultant ce qui est constructif.
L’apaisement est lié également à cette sensation d’équilibre que procure un certain ordre. Pour l’atteindre, on a besoin de règles comme celles qui régulent la vie commune. Le mot qui convient est régulation. Je m’explique. Bien des personnes pensent que, dans leur demeure, elles vont faire tout ce qu’elles veulent. Elles s’octroient assurément de nombreuses libertés, elles y font ce qu’elles ne se permettent pas ailleurs. Mais la vie en famille a ses règles.
Il est par ailleurs erroné de penser que la loi, ces interdits que nous avons adopté se concrétisant dans notre surmoi, nous impose exclusivement de la contrainte. Elle nous autorise aussi beaucoup de choses. Elle nous montre les voies qui y mènent. De même, la loi intérieure offre la possibilité d’oublier, c’est le refoulement des conflits, des lourdeurs, des tracas. Les mettre entre parenthèses ? Les éloigner ? Réprimer tout sentiment déplaisant ou triste ? Dès lors que vous êtes sûr de savoir ce qui est bien ou mal, vous n’avez pas besoin de vous le répéter tout le temps, ni que personne vous le rappelle.
Ce refoulement ouvre alors la porte à la rêverie, au jeu, nous plongeant dans nos souvenirs, pour les partager par le récit et par multiples gestes journaliers : faire de la poésie avec le quotidien depuis la préparation d’un bouquet jusqu’à la déco, comme Monsieur Jourdain découvre qu’en parlant il fait de la prose. En même temps, on se gratifie et on gratifie les autres.
La régulation qu’apporte la loi intérieure (je préfère « régulation » à « ordre » ou « organisation ») nous induit également à sélectionner nos préférences et à écarter celles qui ne correspondent pas à nos goûts. Cela contribue à l’efficacité de nos activités, comme au bien-être. J’en ai parlé à propos de l’organisation des parties de la maison, de la distribution des pièces, du rythme journalier, du rangement.
Cela étant l’ordre peut entrainer des lourdeurs et finir par être accablant. Dans ces cas, la loi est trop tyrannique.
Pour une majorité d’entre nous, l’ordre apaise. On sent que la loi nous accompagne : elle est de « notre côté ». Au fur et à mesure que l’on évolue, la fonction protectrice du surmoi prévaut sur toute dérive autoritaire. Elle s’inspire du souvenir du parent qui a manifesté de la solidarité et de l’empathie envers l’enfant que nous étions. Dans la mesure où son expérience est réduite, l’enfant amplifie la gravité des difficultés, et tout compte fait il s’affole de peu de chose. Freud[4] disait que dans l’humour on entend l’écho du parent se moquant tendrement de son enfant pour qui des broutilles font problème.
Le surmoi apporte aussi la perspective de la durée : les écueils aujourd’hui infranchissables peuvent être surmontés lorsqu’on trouvera des solutions. L’ordre dans la maison étant au service de notre bien-être ne peut être contraignant.
En se trouvant bien chez soi, on finit par aménager nos rapports à l’intérieur de notre inconscient et avec les autres. Les liens entre les différents niveaux de notre psychologie sont plus fluides. On raisonne plus facilement, on aime plus ardemment, on verbalise mieux ce que l’on éprouve. Au foyer, le regard des et sur les autres a une qualité particulière, même si l’on habite seul (e), en se référant alors à la maison de l’enfance.
En parlant de l’image du corps et de sa fonction dans l’organisation de l’espace habitable, j’ai souligné justement la prévalence du regard dans ses différentes perspectives : le regard porté sur la façade et le décor ; le regard à travers la fenêtre et sur la fenêtre qui devient miroir la nuit tombant, le rôle des balcons, des vérandas et des bow-windows. J’ai parlé de l’œil ou de la vue dans les rêves et les dessins de maisons. L’intimité que favorise la maison met à l’abri du regard extérieur, des avis, positifs ou négatifs – peu importe ‑ alors que dans l’espace privé le regard se libère : vous vous déchargez des manières convenues. À la maison, on n’a pas besoin de se cacher. On baisse la garde, on s’y abandonne. Pour aller vers le monde, on doit s’apprêter, se maîtriser ensuite, comme si on était en représentation.
Si le refoulement de conflits déplaisants est incontestable chez soi, ainsi que nous l’avons vu, il n’intervient pas sur la partie la plus authentique de vous-même, qui au contraire a tout loisir à se déployer, au moins dans la chambre sinon dans le salon et dans la décoration que vous avez choisie.
Ce que cette liberté d’aménagement comme bon vous semble permet, c’est l’approfondissement du regard sur vous et l’épanouissement de votre subjectivité. En posant un tableau là, en repeignant ici, vous circulez comme un roi et une reine entre vos sentiments et idées. Vous apprenez sur vous, vous laisser attarder davantage sur vous et à savourer le partage de votre vécu avec vos proches.
Dans la maison, la notion d’apparence n’a pas ce sens péjoratif qu’on lui attribue d’habitude. L’ornementation n’est pas forcement l’opposé de la profondeur. Le faux n’est plus le contraire du vrai, mais un autre vrai. Ainsi la maison change le sens de nombre de choses. Il convient d’aller plus loin que de la visiter. Plus que l’habiter ou vous l’approprier, il vous faut la sentir vibrer. Vous y serez alors au plus près de vous-même.
La maison est un lieu voué au culte du bien-être ; pour cela on la construit, on la bichonne. Mais l’on ne saisit pas l’intérêt de cette perspective sans remarquer combien elle requiert de soin pour le rendre cohérente avec ce que nous sommes avec notre corps, nos besoins, nos désirs, qui exigent tant de nous.
[1] S. Freud, Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1929.
[2] C. Parat, L’affect partagé, Paris, PUF, 1995.
[3] B. de Spinoza, Ethique, 1677, op. cit.
[4] S. Freud (1927) L’humour, tr. fr. in Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, et L’humour, Paris, Gallimard, 1930.