NOTRE BESOIN DE REVE

Notre besoin de rêve

Alberto Eiguer

Introduction

Nous avons besoin de rêver pendant notre sommeil mais cela s’étend à d’autres figures du rêver lorsque nous sommes réveillés : à notre rêverie et quand nous rêvons d’un avenir que nous souhaitons meilleur. Dans cet essai nous allons travailler ces différentes dimensions. Le rêve de la nuit est essentiel pour notre économie psychique et la mise en hallucination de nos désirs refoulés ; sinon ceux-ci nous dérangeraient plus encore que les images des rêves aussi épouvantables ou terrifiantes soient-elles. Nous avons besoin de rêvasser pour développer notre activité fantasmatique, ce qui permet d’aborder nos interrogations, nous rassure devant les difficultés et nous prépare à les affronter (capacité de rêverie, Bion, 1959). [1]

Mais aussi nous avons besoin de nous projeter dans le futur et de l’anticiper en l’imaginant radieux ainsi que pour nourrir notre idéal du moi, plus modéré et mieux adapté à la réalité que les rêves utopiques.

Toutefois les utopies ne sont pas seulement nécessaires : elles proposent aussi un ordre pour l’aménagement des dispositifs d’avenir. Il convient de se rappeler à ce titre de la fonction des utopies dans l’Histoire, qui ont préparé la société aux changements indispensables au progrès de l’humanité : celles de Thomas More (1516), de Babeuf (1789-1797) ou de Saint-Simon (1802).

On essaiera enfin de trouver des points communs entre ces différentes formes du rêver. Pensons aussi à la configuration des idéaux, à la recherche de bonheur et au souhait de calmer l’angoisse de mort.

A quoi servent les rêves

Voie royale vers l’inconscient, le rêve a suscité de nombreux essais depuis Freud (1900) qui lui a d’ailleurs donné une place d’honneur dès la première heure. Ceux qui ont eu le courage et les arguments pour le critiquer l’ont réinterprété mais pas marginalisé. Aujourd’hui je ne vais pas vous proposer une remise en question de la théorie du rêve, mais, d’une part, un élargissement, l’ampliation de son rayonnement ou, d’autre part, l’application à d’autres aspects de la vie psychique, qui ont éventuellement modifié son interprétation.

Pour ce qui concerne l’ampliation, il y a des précédents dans deux registres, ceux de l’analogie et de la métaphore. Pour ce qui concerne l’application, celle qui se réfère au groupe a permis de lui attribuer une autre qualité, La polyphonie du rêve (Kaës, 2002) où le rêve peut se multiplier en plusieurs voies, par exemple celle des membres d’un groupe qui expriment par leurs rêves des fantasmes convergents ou complémentaires. Ils s’associent dans une activité psychique collective.

Quand je dis activité psychique, je me réfère au fonctionnement mental inconscient, que Freud voyait comme effectuant un travail et principalement comme le travail que réalise le psychisme pour produire le rêve. Ce modèle s’applique à l’idée de travail de deuil, il intervient dans l’association libre, se repère dans le travail de la séance où le patient est amené à réduire ses mouvements et ne voit pas son analyste et plus largement dans d’autres productions de l’esprit comme le symptôme (cf. par exemple au « travail de mélancolie » proposé par Rosenberg, 1992) ou la création artistique (Anzieu, 1980). Même dans la recherche psychanalytique, le travail psychique du rêve est une référence : dans le sens restreint de la recherche dite fondamentale et dans le sens large de toute investigation qui se réfère au champ analytique (cf. S. Botella, 2015).

En d’autres termes, dans la mesure où le modèle du travail psychique d’un groupe est compris comme celui du travail du rêve, on peut voir les rêves relatés en séance de groupe comme un même rêve. Tout compte fait, on n’est plus dans le champ de l’analogie ou de la métaphore mais dans celui du modèle.

Le travail du rêve, est-il le modèle universel du psychisme ? Probablement. Cette question se différencie de cette autre : à quoi servent les rêves, autrement dit quelle est leur fonction ?

Avant de développer les dimensions de l’ampliation et l’application de la théorie du rêve, quelques rappels sur la fonction du rêve. A. Dufourmantelle (2012, p. 11) en propose une synthèse : « Ce que peut le rêve est immense : réparer, se remémorer, prophétiser, écouter, mettre en garde, terroriser, apaiser, dévoiler, libérer, et nous permettre d’oublier. » Sur la scène du rêve prennent corps des situations et des personnes disparues de la mémoire immédiate, que parfois nous n’avons pas du tout envie de retrouver, mais que nous confrontent au dilemme de les refouler à nouveau ou de les accueillir dans l’horreur, la douleur ou la consternation. La seule solution qui nous reste, c’est de leur donner une autre vie par leur transformation, poursuit Dufourmantelle (op. cit.) en faisant appel à leur « conversion ». Quoi qu’il en soit, c’est que ces souvenirs ne peuvent plus attendre, tellement ils nous dérèglent. Il y a urgence avant que le sentiment d’étrangeté nous assomme. Nous ne supportons pas que l’énigme nous paralyse, mais la déchiffrer ne sera qu’un chapitre d’un traité immense. Chaque réponse renvoie à une autre question, jusqu’aux énigmes fondatrices : pourquoi la vie, pourquoi la mort, pourquoi le sexuel, pourquoi les différences entre les personnes, pourquoi la nostalgie du passé et la crainte de l’avenir ?

Comme on dit « Un malheur n’arrive jamais seul », on devrait dire « Une énigme n’arrive jamais seule ». Alors l’émergence en images de rêve est le signe que l’heure est venue d’intégrer ces situations et ces personnages anciens à notre pensée dans le présent.

Cela dit, entre le passé et le présent, ou entre la petite énigme domestique et la grande énigme universelle, que privilégier ? Peut-on admettre que vous ne pouvez pas résoudre ce qui vous questionne du passé avec ce qui vous accable dans le quotidien ? A titre d’exemple d’universel, voici une interrogation : pourquoi votre père a choisi une femme blonde, en l’occurrence votre mère, et vous préférez les rousses ? Et pourquoi beaucoup d’hommes comme votre père préfèrent les blondes et nombre parmi eux redoutent les rousses dont ils disent qu’elles sont inauthentiques ? Il serait ardu de passer d’un coup du registre du passé à celui du présent, comme du domaine privé au domaine universel. Nombreuses étapes intermédiaires défient le fleuve entre sa source et son embouchure : des barrages, des méandres, des tourbillons, des rapides.

Il est tentant d’attendre que de nouveaux rêves surgissent pour vous éclairer. Et on oublie souvent que deux faits et deux sujets sont indispensables pour creuser les mystères du rêve : les associations du rêveur et la présence de celui qui l’interprète. Entre le rêve rêvé, son souvenir au réveil et le récit que l’on fait à son analyste, le contenu se modifie. On rêve pour soi et on s’en souvient au réveil, mais, surpris et interloqué, on essaie de lui trouver au plus vite une explication (élaboration secondaire, Freud, 1900). Le récit est une synthèse de ces souvenirs transformés, et, en plus, de ce qui l’on pressent que l’interlocutoire déduira du récit, de ce que l’on imagine concernant ses attentes et l’orientation qu’il va donner à l’interprétation.

En même temps, le récit essaie de donner une forme au contenu du rêve, il propose une trajectoire aux scènes hallucinées, une trame, une intrigue. La forme est assez personnelle. Ne dit-on que « le style fait l’homme » ? Toutefois ces modifications ne représentent pas un obstacle à son interprétation. Ce serait absurde de les considérer comme des scories, pas seulement parce que le rêve rêvé n’est pas accessible, mais parce qu’elles l’enrichissent. Elles ajoutent des signes révélateurs. Freud (op. cit.), qui disait que sans associations on ne peut le comprendre, prend le tout.

Dans la création du rêve, le contexte est essentiel. Un même rêve présenté en analyse le matin du lundi, jour de la première séance hebdomadaire, aurait évolué s’il était raconté lors de la dernière séance de la semaine. Le processus analytique l’imprègne de ses rythmes et de ses étapes. Chaque rêve peut chercher à résoudre des difficultés du moment analytique. Cela remet en doute l’idée que le rêve n’a pas d’intentionnalité. Il est vrai que le travail du rêve n’a pas des buts autres que la sauvegarde du sommeil en évitant que des stimuli intérieurs et extérieurs le perturbent. Mais c’est que durant le processus analytique le patient vit des difficultés, des émotions, des énigmes qui sont singulières, nouvelles ou reproduites du passé, et que ces écueils le tracassent : sans les résoudre il ne peut avancer. Il n’y a pas de petites ou de grandes difficultés : les peurs de perdre la foi ou de marcher à cause d’une pierre dans la chaussure sont aussi dérangeantes l’une que l’autre. Pourquoi le rêve ne viendrait-il pas à tirer la sonnette d’alarme ?

Pour intégrer cette réalité clinique, nous devrons admettre qu’il y a des rêves qui travaillent sur la pente du conflit ancien et d’autres qui essaient d’avertir le rêveur que quelque chose de grave est en train de se passer dans son appareil psychique : une effraction, une brisure, une sidération, une désorganisation. Au bout d’analyse, on peut saisir que l’un fait découvrir l’autre.

Il y a aussi des rêves qui synthétisent une multitude de situations et de vécus. Ce sont les rêves qui font le point (J. Guillaumin, 2006), comme il y a des rêves qui résolvent des problèmes essentiels permettant de « tourner la page » (J.-P. Quinodoz, 2001) ou encore « de grands rêves » (A. Dufourmantelle, 2012, p. 29-30). A. Dufourmantelle dit : « Qu’est-ce qu’un « grand » rêve ? Une possible réparation. Et aussi une figuration. Et aussi une figuration du soi par laquelle le rêveur approche la confirmation de son être ; le rendez-vous qu’il se donne à lui-même. » Et plus loin : « La possibilité de guérir, que le sujet méconnaît, est une capacité que l’analyse, par exemple, révèle. Le rêve nous met en sa présence, si tant est que nous lui offrions hospitalité. »

Travail du rêve ?

L’axe majeur du rêve est toutefois le travail qui conduit de la représentation inconsciente à l’hallucination ; on doit faire face à nombre de nuances et de correctifs. Ce travail intervient pendant le sommeil pour produire la transformation des désirs inconscients cherchant l’accomplissent de leurs desseins. Mais les pistes restent encore brouillées car il lui a fallu contourner la censure. Le déplacement, la condensation, la mise en figuration, la symbolisation sont les outils de ce travail. Par la suite, ce travail est profondément infléchi, le rappel au réveil, son récit à l’adresse d’un autre, l’analyste qui interprète, interprétation que le patient va à son tour faire travailler en lui. Ce sont des émergents successifs comme disait Pichon-Rivière (1970). Et la confirmation ultérieure du patient est la garantie de validité de tout ce processus. Cela est envisageable dans la mesure où un travail similaire à celui du rêveur intervient dans le travail de la séance : l’analyste réalise l’auto-analyse de ses vécus contre-transférentiels avec les mêmes outils que la formation du rêve.

C’est un retour aux origines, pas dans une répétition mais dans un mouvement en spirale dialectique, qui intègre en conséquence les transformations.

Civitarese (2015) dit : « Le rêve est bien le gardien du sommeil, mais surtout du sommeil de la veille [dans le sens d’état d’éveil], ou de la conscience et de l’illusion, ou de l’effet de réalité qui le pénètre. Or l’identité du sujet se construit à travers une délimitation constante, une construction de bornes, de frontières entre la réalité matérielle et la réalité psychique, entre le rêve et la veille. Devenir une personne implique également que l’on acquière les capacités de traverser ces frontières et d’habiter confortablement les divers mondes possibles dans lesquels nous vivons simultanément. Cela nous permet enfin de concevoir que les autres ont une psyché, psyché à laquelle on peut s’identifier. »

Nous rêvons tout le temps endormis ou éveillés mais le rêve n’a pas de sens sans toutes ces élaborations et réinterprétations.

En somme, le rêve est nécessaire parce que :

1- Il permet de nous libérer de la charge du passé (économique),

2- Il nous rapproche de nos conflits essentiels et il les rend plus convenables ; on pourrait désormais vivre avec eux en bon voisinage (dynamique),

3- Il relance notre relation entre les différentes instances, le moi et le surmoi, le conscient, le préconscient et l’inconscient en les reconnectant et en les rendant ainsi opérationnelles (topique).

4- Il rend utiles aussi bien notre imagination, qui crée des figures, que notre rappel des origines, qui ont transmis une éthique.

5- Il maintient ainsi en éveil tous ces circuits. Notre psychisme a perpétuellement besoin de fantasmer : « aimer et travailler » comme Freud dit des buts de l’être humain.

6- Il contribue à notre bien-être et, pourquoi pas, à notre félicité.

Si nous aspirons à une certaine créativité, l’idéal se mobilise en idéal de moi, seul à même de configurer des buts et un projet. Créer est sans doute se projeter dans un futur possible. J’y reviendrai.

Ampliations et applications

Revenons aux deux développements du rêve, l’ampliation et l’application. Dans le cas de l’ampliation, l’analogie d’abord. Mélanie Klein (1935) a vu dans le jeu d’enfant un équivalent du rêve, par les mécanismes de son action. Ce qui rend l’analyse d’enfants possible : si le jeu est semblable au rêve, ses expressions permettront de creuser les secrets de l’inconscient de l’enfant avec la même aisance que le rêve de l’adulte.

WR Bion (1959) a reconnu dans la rêverie une production semblable à celle du rêve ; il convient de l’analyser de façon prioritaire. Toutefois pour Bion la rêverie est créative ; la mère s’en sert pour anticiper les besoins de l’enfant. Elle y manifeste son empathie affective et son humanité. J’entends par humanité sa sensibilité, sa propension à fantasmer, à penser, dans le souhait de comprendre l’enfant, de le soulager de ses terreurs, de ses souffrances, de ses incertitudes, et en même temps elle expose ce qui nous pouvons faire de mieux pour calmer nos angoisses et les transformer.

Dans la rêverie de la mère, il y a de l’amour pour l’enfant dans une invitation à intérioriser le langage des hommes : elle a intégré les processus secondaires et la logique déductive. Ces mouvements permettent que celui qui reçoit les productions d’une rêverie ait le sentiment d’exister, en lui proposant des outils pour se lier aux autres et entretenir des relations durables et profondes avec eux. Toutefois, ces intentions restent totalement inconscientes.

La rêverie ne veut pas dire volonté d’éduquer ; son efficacité dépend de l’intersubjectivité dans laquelle elle s’inscrit, celle-ci favorisant l’accordage entre psychismes. C’est pour cela aussi que par sa rêverie la mère montre ses propres limites ; elle ne sait répondre à l’enfant qu’en étant imaginative. Elle-même a pas mal ramé avant de comprendre les choses, elle a dû admettre les limites de son savoir. La rêverie implique l’autre de la mère, celui qui lui a fait comprendre comment la pensée fonctionne, sa propre mère et sa propre rêverie. La loi du monde et ses interdits détermine aussi la rêverie.

Bion parle de la rêverie de façon large ; elle est le témoignage du fonctionnement mental, du décryptage des signes, elle a une fonction communicative et de transmission, mais fondamentalement Bion pense à l’analyste et à la cure. Il se préoccupe de ce que nous autres analystes avons de différent et de provocateur face au patient désorienté, et de ce qui est susceptible de le faire changer.

Cela étant, on peut objecter que le jeu et la rêverie nous trouvent lucides, guère surpris et désarmés comme le dormant qui rêve. C’est peut-être le destin des analogies. Si l’on compare un élément au modèle, on trouve qu’il ne remplit pas toutes les conditions du modèle. Pour se mettre en action, le jeu doit s’appuyer sur des objets matériels, le rêve pas. Une autre distinction : à la différence du rêve du jour, celui de la nuit ne peut pas être invoqué ; celui-ci est totalement non prévisible, ni dans le moment de son apparition, ni dans son contenu. Bien sûr les rêves s’appuient aussi sur des restes diurnes d’événements récents et de personnes rencontrées dans ces circonstances. Mais le travail du rêve y prend appui afin de faire passer le message des conflits refoulés.

En conclusion, l’analogie doit se cantonner aux mécanismes du travail psychique qui les mobilise, ce qui n’est pas un défaut ni un empêchement, bien au contraire.

Par rapport aux ampliations sous forme de métaphore, citons les tenants de la théorie du champ qui appliquent largement les découvertes de M. et W. Baranger (1961) : T. Ogden (2008), A. Ferro et R. Basile (2009), G. Civitarese (2015), etc. Ils souhaitent placer le rêve au premier plan ; ils apprécient son modèle paradigmatique de travail qui active la vie psychique de façon permanente. Ils relativisent désormais le déterminisme sexuel infantile ou le transfert et le contre-transfert. Ce qui compte est comment les choses s’articulent dans le présent de la séance et en présence d’un autre psychisme, celui de l’analyste.

Par rapport aux applications, nous pouvons rappeler les travaux de Kaës (op. cit.) qui avec la polyphonie du rêve souligne qu’en groupe plusieurs de ses membres en apportant leurs rêves à une séance expriment une matrice commune. Le psychisme groupal configure en lui-même une articulation entre psychismes qui devient un néo-psychisme. Dans ses études sur le groupe familial, A. Ruffiot (1981) est encore plus radical et osé lorsqu’il déduit que le psychisme a un « fond onirique ». L’indifférenciation y règne entre le corps et l’esprit, entre les sujets et leur psychisme, entre les représentations et entre les affects. Ils tendent à constituer une masse unique. Cela favorise la groupalisation de fantasmes et d’affects à l’instar du rêve de la nuit où chacun de ses personnages peut symboliser le sujet lui-même ou un autre, n’importe quelle idée, parole, figure hallucinée peuvent renvoyer à elles-mêmes ou à son contraire.

[…]

Intermède

Le rêve nous ouvre plus de perspectives quand nous le comprenons par rapport à ses extensions et applications : avec le jeu, la rêverie, la création de fantasmes, qui est la plus grande source de créativité. De nouveaux développements et découvertes sont mis en évidence : le rêve nous offre la possibilité que l’interprétation de groupe soit énoncée comme une construction. Il n’est pas seulement un médiateur, mais un messager qui vient des profondeurs des êtres, où siège le tréfonds onirique. Chaque rêve a alors une signification ; il ramène ce qui ne put être nié, rejeté, réduit au silence. Cela ouvre la cage où tant de tourments, tant de troubles sont enfermés.

L’idéal et l’utopie

Maintenant nous allons travailler l’idée qui se dégage d’une utilisation différente du mot rêver, celle de rêver nous projetant dans l’avenir que l’on imagine meilleur, plus exaltant et plus favorable au bonheur. Or pour que nous rêvions de cette manière c’est que nous avons un idéal qui nous guide.

C’est pour cette raison que je souhaite discuter avec vous du concept d’idéal. Je vous le dis d’emblée : je prise fort l’idéal ; c’est l’un des ingrédients les plus savoureux de notre existence (Lacroix, 2007). Un rêve ? S’agit-il ici de la forme figurée ou métaphorique ? Je préfère dire que c’est dans un sens plus métaphorique que figuré, c’est-à-dire qui introduit « un comme si nous rêvions ». En revanche le jeu imaginatif est une forme du rêver dans un sens figuré : c’est un jeu qui nous fait croire, par exemple, que nous réalisons la conquête d’une femme qui s’est refusée à nous ou que nous gagnons un concours qui nous a jusqu’ici échappé.

Le sens métaphorique du rêve est un de ses sens cependant très prospère. Il véhicule une idée et une ambition, qui ne se soumet pas à l’épreuve de la réalité, ce qui risquerait de le laisser envahir par nos misères et nos turpitudes.

Rêver d’un idéal se veut positif, sans tâche, sans douleur, avec un double visage vers le présent et vers l’avenir, calmant et enivrant, résistant aux remises en cause, comme l’oiseau Phénix qui meurt et peut renaître de ses cendres. Nous avons besoin d’idéal ; c’est notre esprit qui a besoin de se rajeunir en absorbant les exaltations de la croyance.

Parfois, l’idéal a mauvaise presse parmi les analystes. Rendu proche de l’idéalisation on nous rappelle que celle-ci est une défense face à la persécution ; cela a contaminé le prestige de l’idéal, qui par contre n’a pas de visée défensive.

On ne peut oublier que l’idéal souffre de deux maux, la méfiance et la relativisation. La première essaie de le démonter ; la seconde de le nuancer, au pire de montrer sa faiblesse. De ces attaques, l’idéal essaie de se défendre ; pour cela le sujet a tôt « compris » qu’il ne suffit pas d’invoquer l’intime conviction ou les raisons de cœur mais que pour protéger ses idéaux il lui faut trouver des idées alternatives bien fondées.

Parmi les idéaux qui nous tiennent à cœur, Bonnet (2012) cite la beauté, la fidélité, la vérité, la tendresse, le respect de l’intégrité de l’autre. Pour apprécier l’idéal, une des conditions est de voir en lui une chose qui nous transcende. Bien que nous le sentons en nous, l’idéal se localise au-delà de nous-mêmes. La psychologie familiale permet de comprendre l’idéal comme une aspiration qui nous englobe d’autant plus que nous associons notre idéal à celui d’autrui : « Tous ceux qui partagent mon idéal sont des frères. » Cela nous exalte. L’idéal n’est donc pas impersonnel, mais pluripersonnel. Nous avons saisi que si nos parents se sont occupés de nous et ont veillé sur notre santé depuis la naissance avec amour et dévouement, c’est qu’ils tiennent en haute estime la vie et le monde ; ils veulent nous faire partager leurs joies comme nous transmettre leurs idéaux. L’idéal est ainsi bonifié et cautionné par l’amour et la préoccupation des parents : si nous nous attachons si fermement à nos idéaux, c’est que notre gratitude est grande envers nos géniteurs. L’idéal est également imprégné d’éthique et, à ce titre, il hérite des valeurs familiales façonnées depuis des générations. Nous tenons à elles parce qu’elles se fondent avec notre appartenance et avec notre identité.

Toutefois cela ne dit pas si un idéal déterminé est atteignable, ni s’il répond aux qualités éthiques que les géniteurs lui attribuent, ni s’il nous permettra d’atteindre les cimes qu’il promet. Une conviction résiste à ces mises en garde : au-delà de la couleur de l’idéal, nous croyons qu’il est sain d’avoir des idéaux. Et même si nous idéaux ne sont pas identiques à ceux auxquels nos parents sont fidèles, cette conviction est conforme à leur legs.

Du fait qu’il est un produit de notre imagination, l’idéal a une autre caractéristique qui nous intéresse ; il fait partie de ces productions qui touchent à notre sensibilité et à notre subjectivité : l’idéal appartient à la réalité psychique. Ce qui explique que sa force nous impressionne et que la tentation est grande de le considérer comme une certitude : il nous accompagne et nous guide ; il nourrit nos désirs aussi. Comme l’idéal du moi, l’idéal nous permet de trouver des équivalents dans la réalité psychique des autres membres du groupe familial ; il prédispose au rassemblement, il l’encourage même (A. Eiguer, 1981).

Mais que l’idéal soit considéré comme une réalité psychique ne suffit pas pour affirmer qu’il est hors réalité, une pure invention (Bonnet, 2010 ; 2012). Il nous pousse au rêve, ce qui est fondamental pour nous stimuler. Et si nous ne l’atteignons pas, il nous permet de modérer notre déception : nous savons qu’il est une promesse et que comme toute promesse sa réalisation dépend des aléas de la vie, eux-mêmes tributaires d’autres forces que celle de nos désirs.

Or si nous n’acceptons pas cette déception, c’est qu’autour de l’idéal autre chose rôde, par exemple, une mission que le trans-générationnel commande, un vœu de revanche à cause d’un destin jadis brisé, d’un revers de fortune mal accepté, du sentiment qu’on a subi une injustice. Plus l’idéal est vécu comme une obligation, plus il est possible que nous soyons parasités par un mandat au nom d’un autre, d’autres. Toutefois, l’idéal ne peut transformer le descendant en justicier. L’idéal de justice oui, il a sa raison d’être, mais nous n’avons pas à être son bras exécutoire. Cela rimerait avec auto-engendrement.

En tout état de cause, l’idéal ne nous déçoit jamais ; ce sont les individus qui nous font de la peine par leur inconstance et leur infidélité à leurs propres idéaux. Si par nos échecs nous nous sentons découragés et pourvu que nous assumions nos responsabilités, nous pouvons trouver dans nos idéaux un peu de consolation (cf. Cuynet, 2017).

Le besoin de rêver d’un monde différent, si possible meilleur

Le rêve de l’utopie n’est pas né d’un détournement de la réalité considérée comme douloureuse, frustrante ou terrible. Il n’est pas non plus la réalisation d’un désir infantile ou d’une idée politique promise d’avance à l’échec. L’utopie est une saine prétention de surpasser les limites d’un monde pour lequel on peut aspirer au progrès. Après l’analyse des dérives et des malentendus liés à l’utopie, Frédéric Rouvillois (1998) voit dans l’utopie une aspiration naturelle à la perfection. Il dit qu’elle apparaît comme « le rêve d’une perfection conquise » (p. 19). Il ajoute que l’utopie « peut prendre n’importe quel visage, elle peut s’insinuer partout, dans les Traités philosophiques ou politiques, les projets de constitution, les poèmes et les chansons, aussi bien que dans les récits de voyages ou de romans initiatiques », elle peut s’imaginer dans une lointaine île on dans l’espace le plus proche. L’homme pense à l’utopie pour son « propre avantage » (p. 18) –dit-il‑, et est fier de constater les progrès qu’apportent ses inventions (machines ou cybernétique) ainsi que les virtualités offertes par l’éducation, celle-ci occupant une place de choix dans les systèmes utopiques dans le souhait d’éviter que les humains retombent dans la barbarie (p. 23). Le rêve utopiste croit dans la nature humaine, que son besoin de justice, de fraternité, de prospérité, va prédominer sur la convoitise, la rivalité envieuse, la violence.

  1. More (1516) a décrit le premier une cité idéale sur une île, Utopie. Que son œuvre a été révolutionnaire l’attestent les descriptions qu’il en fait (aujourd’hui on l’appellerait d’anticipation) et qui sont devenus des réalités plusieurs décennies ou siècle après. Je cite : « À Utopie, on ne trouve pas de femmes au foyer, de mendiants, de valets, de prêtres ou de nobles. La journée de travail est de 6 heures… Le temps de liberté est consacré aux loisirs communs tels que les échecs ou l’apprentissage de lettres », etc. La discipline et l’ordre y règnent. Son projet visait à critiquer sa société injuste, où la misère et l’oppression faisant des ravages mais il a écrit une œuvre universelle qui dépeint nos vœux et nos désirs les plus enracinés.

Ainsi l’utopie répond-elle à une urgence politico-sociale mais elle est un rêve nécessaire et pas seulement un besoin d’échapper à une réalité insupportable. L’idéal est indépendant du temps et de l’espace, il contribue à notre bonheur et alimente un espoir. Mais sans appuyer notre démarche sur le rêve imaginaire, l’espoir ne serait que simple illusion.

Remarques finales

Nous avons besoin de rêver la nuit et le jour, de jouer, de profiter d’un lien intersubjectif avec d’autres parce que rêver renvoie à une fonction paradigmatique de médiation. Dans l’Ancien testament le dieu invisible n’apparaît aux prophètes qu’en rêve. Seul Moïse échappe à cette règle et dieu se sert d’autres médiations avec lui : le buisson ardent et sa voix. Le besoin du rêve est un besoin d’intermédiaires. C’est aussi le cas d’Hermès, le messager des dieux de l’Olympe, le dieu des médiations, des voyageurs, des rhéteurs, des commerçants, des contrebandiers. Fils d’Apollon, Asclépios se sert des rêves de ses malades pour traiter leur mal, notamment dans son sanctuaire d’Epidaure. Les archanges Michel et Gabriel sont les intermédiaires de la parole divine.

Cela étant, chaque personne qui réalise une médiation éprouve du plaisir, voire de la joie et de la béatitude. C’est que la médiation dégage de l’énergie. Il dépend beaucoup de nous que cette énergie ne se dissipe pas dans l’air mais qu’elle nous aide à grandir.

Bibliographie

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[1] Ce travail a été lu dans l’Université de Padoue, Italie, en avril 2018.