La création à l’épreuve du groupe
Bernard CHOUVIER et Alberto EIGUER
Le groupe est à l’origine du processus créateur. Il en conditionne l’apparition, il en favorise le développement. Il n’existe pas de démarche créatrice qui ne se fonde sur l’aréopage des tenants d’une tradition ou au contraire sur un regroupement de pairs en rupture.
Le sujet qui cherche à ouvrir une voie novatrice dans un champ déterminé a besoin de prendre appui sur des « pareils », a besoin du secours narcissique de ceux qui, comme lui, ont rompu les liens avec leurs assises socio-culturelles. Soit le créateur fonde lui-même son propre mouvement et attire près de lui des disciples ou des émules, soit il rejoint une fédération, une constellation déjà existante et dont il adopte la logique et les préceptes. La voie de la tradition n’en est pas moins sujette à des appropriations singulières ou à des oppositions internes qui donnent au créateur une marge de manœuvre suffisante pour lui permettre de donner libre cours à son style et à son talent. Mais, dans un second temps, apparaît une contradiction qui est inhérente à cette tendance à l’affiliation et au regroupement. Si le créateur a besoin d’un étayage narcissique, il a aussi besoin d’avoir les coudées franches pour creuser son propre sillon et accomplir sa singularité d’auteur. Il n’est dans sa nature ni d’être un suiveur ni d’être un artisan du compromis. Toute création authentique est soumise à de telles tensions et engendre constamment chez son auteur autant de doute, incertitude et angoisse que de réelle assomption jubilatoire. Les conflits qui ne manquent pas de survenir, à l’occasion des confrontations avec ses semblables peuvent être d’une extrême violence et engendrer la destruction du désir de créer voire la destruction du sujet lui-même.
Ce type d’affrontement entre créativité et destructivité trouve son expression dans la réalité des échanges au sein des mouvements artistiques ou scientifiques. Mais il se manifeste aussi de manière évidente au niveau de la groupalité interne. Si le créateur a des comptes à régler avec ses pairs, il n’en a pas moins à affronter les démons qu’il porte en lui. Lorsque le créateur réussit à conjurer sa négativité et à élaborer pleinement un processus de sublimation il parvient à donner à son art toute sa mesure. Il peut alors devenir, lorsque les circonstances historiques et culturelles s’y prêtent, l’inspirateur d’un nouveau mouvement, un chef de file ou un fondateur d’école.
A travers cette dialectique entre repli sur soi et ouverture, entre recherche de la consensualité et le besoin d’affrontement, on constate combien les relations avec les groupes réels et les liens avec la groupalité interne traversent et enrichissent par leur complexité les diverses formes et les différents niveaux de la démarche créatrice. Quel que soit le domaine de prédilection dans lequel s’exerce le désir de créer, la présence de l’altérité –univoque ou multiple- est au cœur de l’entreprise. Soit qu’il œuvre avec d’autres, soit qu’il lutte contre d’autres, le créateur, dans le mouvement même de ce qu’il symbolise, reste aux prises avec le sentiment d’étrangeté qu’il ressent tout au fond de lui. Et il va transformer ce sentiment d’étrangeté en production esthétique. L’étrange effraie mais éveille le souhait de déchiffrer son mystère. Le créateur crée du beaux, exalte l’harmonie des formes, trouve le mot juste, la ligne qui convient, en nous faisant partager l’émerveillement de la découverte, qui est celle de sa subjectivité dans la rencontre avec la sensibilité de l’autre. Il en est charmé lui-même ; c’est pourquoi le beau nous séduit.
Les différents types de création abordés dans ces pages déclinent au mieux les visages multiples que le processus créateur emprunte.
On ne manquera pas de se demander, au fil de ces différents articles s’il est nécessaire ou non de faire des liens entre l’œuvre et la vie de son auteur. S’il a été suffisamment montré que la psychobiographie risque de conduire à une interprétation réductrice des œuvres, en revanche nul ne saurait contester aujourd’hui que se limiter à saisir l’inconscient de l’œuvre ne suffit pas à en comprendre toute la richesse et la profondeur. Seule une approche clinique fondée sur l’appréhension psychanalytique des enjeux instanciels de la vie psychique est en droit de rendre compte de la processualisation qui préside à l’émergence de la créativité. Ainsi l’analyse des œuvres est sans cesse à mettre en perspective avec l’analyse de leur genèse dans la psyché de l’auteur comme dans leur contexte groupal et sociétal. C’est de ce double mouvement que se tisse la métapsychologie des conduites créatrices.
Les contributions de ce numéro vont fournir quelques exemples mettant en jeu ce lien premier avec le groupe d’appartenance ainsi que la rencontre avec l’altérité et la question de la destructivité.
Il est aussi important d’interroger les données fondamentales du contrat narcissique du créateur. Aussi bien à l’intérieur de son groupe familial que dans son environnement proche, le créateur trouve déjà les ferments de ce qui va déclencher la contrainte, l’envie , le désir de créer. C’est tout un faisceau de conditions externes et internes, tant dans le champ générationel que dans les premiers contacts avec les objets du moi qui prépare et conditionne l’expression subjective dans la mise en jeu de l’aire transitionnelle. Créer ne se fait jamais à partir de rien ; ce qui le donne à croire, c’est le caractère souterrain de ces influences ou de ces apparentements. Tout ce passe comme si se mettait en jeu au niveau de l’inconscient une véritable fomentation créatrice qui est à l’origine de ce qu’on appelle l’inspiration ou ce que Didier Anzieu a nommé le saisissement comme premier temps de ce qui va constituer le corps de l’œuvre.
Les modèles identificatoires tant familiaux qu’environnementaux sont des points de repère décisifs qui permettent de comprendre et d’analyser les divers niveaux d’engagement partiel ou total du sujet dans une démarche créatrice.
Enfin il sera question ici d’aborder le processus créateur au sein de la clinique des groupes par le biais de quelques médiations artistiques. On sait combien la groupalité dans ce cadre peut provoquer l’émergence de la créativité en favorisant le développement de l’imaginaire grâce à la fécondité des échanges intersubjectifs.