TRANSMISSION GÉNÉRATIONNELLE, TRANSMISSION A CONTRE-COURANT

TRANSMISSION GÉNÉRATIONNELLE, TRANSMISSION A CONTRE-COURANT
Alberto Eiguer. Novembre 2017

Résumé
Pour autant que la transmission générationnelle se révèle essentielle et le modèle auquel toute autre transmission se réfère, elle n’est pas évidente dans tous les cas et ne réussit qu’en prenant des chemins parfois alambiquées. L’adoption relève un défi majeur car le lien filial parents/enfants y est le plus étranger à l’héritage biologique et de ce fait le plus paradigmatique : hériter psychiquement ne relève pas d’une quelconque obligation mais d’un désir, celui de transmettre ; on choisit d’adopter. Pour cela le désir de transmettre peut être vif ; le réaliser, c’est accomplir un idéal. Dès lors, quelle fonction ont l’affect, l’emprise et la reconnaissance mutuelle dans sa mise en œuvre ? C’est la pratique thérapeutique qui nous facilite la réponse à ces questions.

Introduction
La question de la transmission psychique est ancienne mais elle est relancée dans les années 1970-1980 au moment où certains analystes essaient d’intégrer l’idée du trans-générationnel dans le corpus analytique. Par la même occasion, alors que le trans-générationnel apparaît sous le versant pathogénique grâce pour beaucoup aux découvertes de N. Abraham et M. Torok (1978), on se souvient que l’héritage psychique occupe une place singulière dans l’œuvre de Freud (Kaës et ali., 1992). Il s’y est intéressé de longue date, cet intérêt se renouvelle à la suite de S. Ferenczi sur le thème de l’origine de l’humanité et des traces que nous gardons de ces temps reculés (Freud, 1912, 1938 ; Ferenczi, 1924). Pour Freud, les générations qui nous précèdent se donnent comme mission de nous transmettre des valeurs, des idéaux, des mœurs, des préférences professionnelles et culturelles, la notion de famille et de parenté en même temps que les nombreux apprentissages qui permettent à l’enfant de grandir.
Il revient à la génération des années 1970-1990 d’intégrer l’idée d’une transmission de génération en génération qui n’est pas seulement la délégation de quelques traces mais qui se trouve au fondement de notre constitution comme personnes. Il convient d’étudier, à côté des apports trans-générationnels à la transmission, ceux de chaque parent. Pour être plus précis, rappelons-nous que les parents ont
1.Une fonction majeure dans la transmission à leurs enfants de ce qu’ils ont hérité de leurs parents et ancêtres.
2.Ils apportent ce legs trans-générationnel, certes sélectionné, tamisé, mais aussi
3.Ils apportent leur propre bagage.
L’héritage trans-générationnel est réélaboré, malaxé par les parents afin de se l’approprier. On n’hérite pas d’un bagage à l’état brut, qui serait passé de génération à génération sans modification. Les influences propres à chaque parent sont significatives. Il convient de rappeler qu’une situation clinique frappe régulièrement à la porte pour insinuer une possibilité opposée : le secret de famille. Il apparait que si un contenu est gardé dans l’inconscient depuis une ou plusieurs générations à l’insu des protagonistes de cette transmission, il peut demeurer inchangé. Mais c’est rester trop près des faits : même s’il y a eu secret le fait de participer à cette occultation est susceptible de modifier la relation des parents avec leur enfant. Celui-ci entr’aperçoit leur comportement, pouvant lui paraître bizarre. Et si un jour le secret est éventé, ce fait même modifie la donne, le descendant le dramatise confirmant son soupçon que cette héritage est négatif et honteux, que ses parents manquaient de courage pour l’assumer, que sa révélation risquait d’être explosive. S’il s’agit d’un secret à propos d’un acte violent, celui-ci pourrait se reproduire.
Dans la période de notre histoire analytique récente, et face à ces complexes entrelacs, on a fait recours à une idée alternative, l’intergénérationnel. Celui-ci introduit une variante par rapport au trans-générationnel. Le fonctionnement intergénérationnel modère les effets délétères de la transmission. Plus précisément, l’héritage aurait déjà été objet d’une élaboration psychique par la génération ou les générations précédentes. Celui qui le reçoit l’accueille avec plus de sérénité. Chez lui se manifestent des liaisons de souvenirs, une arborescence de ces traces, le travail de la parole et de la pensée, des attachements aux autres. Entre les membres du lien des interactions fantasmatiques originales se développent.
Cette différenciation entre inter et trans-générationnel intéresse mais elle n’est pas paradigmatique : un héritage lourd reste toujours difficile à porter même si le sujet ou ses ascendants immédiats ont eu la possibilité de le retravailler.
Tout compte fait, cette idée a l’avantage de souligner que le destin du trans-générationnel est en toute circonstance d’intégrer l’affect qu’il suscite, la honte, la culpabilité, s’il s’agit de secrets honteux ; la fierté, s’il s’agit de faits remarquables. Autrement dit, les affects qu’il déclenche palpitent chez celui qui est le dernier de la chaîne généalogique. De même, devenir sujet implique de prendre en compte ce que ses ascendant ont vécu, le reconnaitre et éventuellement s’y reconnaitre en tant que membre de la lignée.
Si je suis le dépositaire d’un héritage, je ne peux le refuser. Les mésaventures, les drames, les écarts de conduite, les méfaits de mes ancêtres, aussi réprouvables qu’ils me paraissent font néanmoins partie de moi et de ma famille, de son histoire, au même titre que ses valeurs ou ses mœurs.

Hors-famille
Mais on ne peut aborder la question de la transmission la cantonnant exclusivement à ce qui a lieu dans la famille. A côté un deuxième courant se développe : la transmission sociale. On entend par là celle qui est l’œuvre d’autres que les membres de la famille, en premier lieu les enseignants, maîtres et figures tutélaires. Ils sont sensés apporter d’autres savoirs, d’autres normes. Leur positionnement peut sous-entendre que les parents manquent de compétences et d’acquisitions pour former.
Il convient de souligner qu’en famille les frères et sœurs, les cousins et les cousines sont une source incalculable d’informations pour l’enfant et que, plus d’une fois, ils se font les porte-paroles des règles sociales, parlent de légendes, de mythes de la famille, voire d’histoires que les adultes n’ont pas souhaité divulguer. Ou encore ils peuvent relativiser la portée des conséquences des transgressions ou enseigner comment contourner la règle. Ils occupent de même une place privilégiée pour communiquer des signes du langage, l’argot et nombre d’expressions usitées parmi les plus jeunes ou les marginaux.
Cela étant la position d’un frère et une sœur comme agent de transmission n’est pas anodine : ils font partie de la parenté et celle-ci est un réseau de liens qui s’articulent. Toujours est-il que celui qui adopte une fonction significative dans la transmission est objet d’un investissement positif au sein de la famille. Il est apprécié par sa sagesse et admiré. Le groupe, car il s’agit d’une représentation collective qui anime cette attitude, peut ainsi lui attribuer une position de leader. Si c’est en famille on serait tenté de parler de mythification ; dans d’autres groupes, de cousins, bande d’amis, condisciples, les racines de cet investissement se trouvent dans le tréfonds de la psychologie collective.
Les articulations entre les différents liens affectifs et conviviaux bonifient ou désavouent la fonction de transmission. La fonction du père n’est pas le seul produit de sa volonté ; elle prend appui dans un ensemble intersubjectif où le père sera investi comme celui qui transmet et qui exerce l’autorité par les autres membres de la famille. C’est du bonus, qu’il devra prouver néanmoins. Evidemment les choix et les préférences du destinataire de la transmission interviennent dans chaque cas. Malgré tout, chacun est assujetti à la loi du groupe. Se définir comme père n’est pas suffisant ; être désigné comme père n’est pas non plus suffisant (il faut se sentir père). Autrement dit, père, enfant, les autres membres de la famille, n’existent isolément. C’est le lien entre eux qui existe.
Ainsi que l’on identifie que la transmission a comme destinataire l’enfant, le plus jeune des lignées, il est tentant de rappeler que les parents et les adultes qui ont affaire à lui bénéficient de ce que lui il sait ou croit savoir pour s’instruire eux-mêmes. Habituellement la transmission prend la voie de l’ascendant vers le descendant, du plus âgé vers le plus jeune ; ici c’est l’inverse.
En premier lieu, l’enfant apprend aux parents comment il aimerait être considéré, quels sont ses besoins et comment un parent devrait les satisfaire. Je pense à son besoin de douceur, de respect, de liberté, d’autonomie. Ils leur apprend à prendre en compte ses désirs. Cela se passe depuis son plus jeune âge, avant la parole, et comme il ne sait pas comment exposer ses besoins il proteste en criant, en pleurant et en appelant indirectement les parents à corriger leurs comportements qu’il considère comme inconvenants et inadaptés. Ensuite il saura parler ; c’est plus facile à exprimer mais plus difficile à entendre, tellement beaucoup de parents sont esclaves des stéréotypes (Bauman, 2005). Mais contester, c’est déjà changer quelque chose.
En deuxième lieu, l’enfant peut apporter des éléments alternatifs aux croyances et aux savoirs. Il les aurait acquis au contact d’autres enfants et adultes et indirectement leurs héritages. C’est aux parents de savoir profiter de ces nouveautés. Le débat entre positions différentes est toujours salutaire bien qu’il risque d’être mal compris si l’on y voit une sorte de trahison.
La transmission est, comme on le voit, une affaire complexe ; elle s’appuie sur le lien d’amour ; la confiance et l’empathie y jouent un rôle non négligeable. Elle a plusieurs sources qui se proposent entant qu’alternatives entrant en conflit entre elles. Les parents auraient du mal à sacraliser un savoir unique et une loi sans conteste.
L’adolescence est riche en ces dérives notamment lorsque les normes alternatives sont véhiculées par des groupes de jeunes, des bandes, des gangs ou encore des groupes extrêmes, sectaires ou radicalisés.

Métaphore et pluralité
Nous pouvons rappeler que la métaphore paternelle a son mot à dire dans ce débat. Le père ou la mère sont inévitablement doublés par le père symbolique, celui qui transmet la loi, bien que le mot qui convient est qu’ils sont le porte-parole de celui-ci ; ils parlent à sa place et dans son nom. Le père symbolique se glisse dans la peau d’autres également, l’enseignant ou le prêtre en représentent des exemples classiques.
Le sujet peut croiser des individus brandissant l’enseigne de l’anti-loi. Ils veulent défendre une anti-culture. Leur savoir abonde en ruses pour se détourner de la loi. Ils ne banalisent pas seulement les conséquences de la transgression mais essaient de faire la démonstration qu’une autre loi, celle de la jouissance, est plus intéressante, plus à même de procurer les satisfactions dont on ne veut pas se priver.
Tout compte fait, malgré ces déviances pourtant inévitables et peut-être salutaires, une seule source de transmission est insuffisante pour former un homme, cet animal très curieux, pourvu d’un appétit de savoir inépuisable. Le petit humain saisit assez vite qu’ignorer est moins bien que savoir… Il est prêt à prendre des risques pour l’atteindre ; il est préférable de tout oser pour apaiser sa curiosité. L’enfant sait rapidement qu’il est né incomplet et que la nature l’a fait immature, à lui de se donner les moyens pour rattraper le chemin.
Mais l’attachement aux parents est indispensable pour accomplir la tâche de la transmission. Savoir que les parents nous ont conçu et que nous portons leurs traces nous induit à les considérer comme les seuls capables de nous former et cela pendant un bon moment. Dans le chaudron de la transmission, la chaleur des contacts, les préoccupations maternelle et paternelle, l’intimité, favorisent l’introjection du savoir et de la loi. L’empathie et la reconnaissance mutuelle bonifient les intentions parentales et marquent d’un signe de vérité ce que l’enfant reçoit. L’air de famille favorise l’adhésion à ce qui vient des parents.
Arrivé à ce point, je dois reconnaître que la différence proposée plus haut entre une transmission pathogène et une transmission normale n’est pas aussi tranchée. Bien des choses que nous avons assimilés quand nous étions enfants ne sont pas le produit d’une identification, ce qui suppose une certaine liberté de choisir. Elles sont le produit d’une incorporation. Quelle solution ? Devenir des animaux ruminants qui passent leur temps à remâcher ce qu’ils ont avalé d’un coup.
Il se dégage toutefois une autre idée. Dans la mesure où le biologique nous livre trop immatures à la naissance, nous cherchons à nous compléter par le lien aux autres et par leur transmission.

 Conséquences
1.Ainsi que l’enfant adopté est formé par d’autres parents que les biologiques, tout enfant croît par un legs social venant d’adultes et d’enfants étrangers à la famille. Autrement dit, l’adoption propose le paradigme de la formation, elle souligne sa nature psychosociale.
2.Le conflit entre legs est incontournable et probablement bénéfique. Ce conflit a comme protagonistes chacun des parents, les ancêtres, les maîtres, d’autres adultes et aussi d’autres enfants. Ce conflit nous rend perplexes, il nous pousse à faire des choix douloureux, il relativise le savoir des parents, mais il nous aide à mieux choisir ce qui nous correspond en goûts, valeurs, choix de vie. Nombre d’enfants souffrent de voir que leurs parents ne reconnaissent pas ce qu’ils ont reçu de lui. L’inverse est aussi vrai, mais elle est plus connue.
3.La transmission parle d’un contenu, ce que l’on va transmettre. Mais c’est aussi
Une méthode de transmission

  • Un contexte
  • Une manière ou un style de l’assumer, de lui donner un sens
  • Elle alimente un idéal
  • En fin il est précieux que celui qui transmet ait intégré lui-même les raisons et les avantages de transmettre

Bibliographie
Abraham N. et Torok M. (1978) L’écorce et le noyau, Paris, Fayard.
Bauman Z. (2005) La vie liquide, tr. fr. Pluriel, Poche.
Eiguer A., Granjon E. et Loncan A. (1996) Le générationnel, Paris, Dunod.
Ferenczi S. (1924) Talassa, tr. fr. Payot.
Freud S. (1912) Totem et tabou, tr. fr. OC XI, Puf.
Freud S. (1938) L’homme Moïse et la religion monothéiste, OC XX, Puf.
Kaës et al. (1992) Transmission de la vie psychique entre générations, Paris, Dunod.