ENDURANCE INTEGRATIVE – UNE DÉFINITION

ENDURANCE INTEGRATIVE – UNE DÉFINITION

Alberto Eiguer (octobre 2017)

L’intérêt pour l’endurance a été réveillé par l’ouvrage de Daniel Rosé (1997). D’un point de vue clinique et descriptif, elle définit une qualité du psychisme à tolérer les épreuves, à les supporter et les élaborer. Ma réflexion vise à étudier les conditions de son existence et son développement chez tout un chacun, et aussi chez le clinicien et le thérapeute face au patient, la plus préoccupante au vu des lourdeurs de notre activité, ce que je traite en deuxième partie. Il me paraît intéressant de parler du parcours de notre groupe de recherche consacré à ce thème.

Rosé propose l’idée d’endurance primaire comme une qualité du psychisme qui se dégage de sa capacité d’élaborer les excitations internes et externes leur attribuant une signification, et de ce fait d’esquisser le premier passage du monde économique au psychique. L’auteur suit la démarche freudienne qui envisage le plaisir comme lié à la décharge pour découvrir qu’il y aurait un plaisir lorsque le petit enfant est amené à retenir la décharge. Dans ce dernier cas, les excès d’excitation sont transformés dans une qualité qui soutient l’ajournement de la décharge et la tolérance de la tension. Ce qui est déplaisant évolue en plaisir de se doter de l’expérience subjective : depuis une autoréflexivité encore rudimentaire jusqu’au plaisir d’exister comme être pensant. S’étant affranchi de la dimension la plus élémentaire de plaisir-décharge, l’espace psychique se laisse aller à la diversification des contenus, aux satisfactions nuancées et à celle de fonctionner. Le chemin sera certes encore long, mais l’endurance y montre les premiers signes de ses virtualités infléchissant le fonctionnement mental et les rapports au monde.

Nous pouvons en conséquence associer l’endurance primaire à une qualité émergeant de la maturité du moi. D’autres perspectives peuvent être dégagées. Dans son travail sur l’endurance primaire, R. Cahn dit (op. cit, 993) : « La métabolisation psychique de la quantité (d’excitation) donne naissance à la réalité psychique, qui devient elle-même lieu de forces en conflit. » Ensuite l’autre-sujet devenant objet psychique par des processus identificatoires reprend et étaie l’endurance en gestation. Nous sommes désormais dans le domaine du qualitatif : l’endurance intervient en modérant la décharge, la différant, le sujet investit son « jardin secret », gérant « pensées et actions » (p. 994).

Essayons de préciser un modèle d’endurance intégrative, c’est-à-dire susceptible de faire état de la pratique clinique et de toutes les complexités que la vie psychique nous révèle (au-delà du seul point de vue économique). On passe d’une endurance primaire du psychisme à une endurance intégrative de la personne. Une notion proche mérite notre attention : la résilience, ou capacité de rebondir et de retrouver son état initial lorsque l’individu souffre des effets d’un traumatisme (Tisseron, 2007). Comme la résilience, l’endurance est sollicité à la suite de traumatismes, mais de manière non exclusive. Celle-ci n’est pas statique mais animée de mouvement ; son énergie favorise l’adaptation aux contingences qui se présentent.

A la différence de la résilience, attribuée à une condition physique ou biologique, l’endurance intégrative se manifeste comme une production psychique qui prend assise, du point de vue structurel, sur le narcissisme constitutif, celui qui est au service de la croissance (Eiguer, 1999). Du point de vue dynamique, elle émerge du conflit entre tendances vitales réparatrices et tendances opposées, celles-ci s’orientant vers le statut quo et le désinvestissement. L’endurance témoigne de la « prédominance », fût-elle momentanée, des premières tendances sur les secondes. Cela étant, un certain masochisme résiduel reste actif : est-ce le prix à payer par l’impossibilité du psychisme à métaboliser tous les excès émotionnels et, à un autre niveau, par le travail sollicité afin de panser les blessures ?

Le langage peut nous être utile pour cerner au mieux toutes les manifestations en question. Endurer signifie ne pas céder aux débordements anxieux, à l’impatience (économie), à des émotions passionnelles comme la colère, la quérulence, la projection (recherche de boucs-émissaires). Ainsi, endurer implique continuer à prendre ses responsabilités, à assumer son rôle. Endurer signifie se rappeler de ses priorités. Si toutefois le sujet perd en lucidité et devient confus, il peut s’armer de patience et attendre sa récupération. Après-coup, il constatera avoir gagné davantage des secousses et des dérapages que de la vie calme. Endurer, c’est rester optimiste. C’est pour les infortunés que l’espoir a un sens, pas pour les bienheureux.

Prenons l’exemple des poly-fracturés. Certains ne peuvent que se concentrer sur leurs os cassés et en désespérer. Par contre d’autres prennent en compte leurs os restant entiers et pensent à comment mieux les utiliser. Il y va ainsi de l’endurance : chercher en soi un point de départ, un appui pour la restauration. Dans ses études sur le traumatisme, Ferenczi (1931) avance des idées dans le même sens ; il parle d’un clivage essentiellement fonctionnel.

Cette présentation peut laisser entendre qu’endurance rime avec défense, qu’elle tend en tout lieu à la modération : pas trop de ceci, pas peu de cela, pas beaucoup d’émotion, pas de paralysie. Rien n’est plus certain : modérer ses affects, c’est pour mieux s’en servir, pour s’ouvrir à l’apprentissage, pour promouvoir la créativité. Si l’on évite les débordements, c’est pour préciser ses propres limites, par exemple en continuant à tenir la barre tout en acceptant la co-dépendance entre autrui et soi-même.

L’expression « J’ai enduré des malheurs » ne me parais pas correspondre à notre perspective de l’endurance intégrative où le sujet ne subit pas, il est réactif.

Pour progresser dans notre analyse, il convient de souligner les ressorts qui mobilisent l’endurance, ses ingrédients, ses dérives pathogènes et ses étais.

1- Les ressorts ou mécanismes sont ceux-là mêmes qui configurent le narcissisme au service de la protection du sujet, de son intégrité, de ses valeurs. C’est en émergeant de la névrose infantile qu’il a admis l’avantage de garder l’harmonie entre l’être pour autrui et l’être pour soi. Le sujet peut se sentir en paix avec l’autre, sans sombrer dans le sentiment de faute, dans la honte ou dans l’adhésivité. Il configure un fonctionnement psychique où l’autoréflexivité, l’intériorité, la subjectivation et le recours à ses forces, à son fonds imaginaire, lui permet d’affronter les difficultés de la vie, qui sont en général imprévues.

2- De ses expériences anciennes, le sujet a pu tirer des conclusions le rendant patient et susceptible de contrebalancer l’angoisse sans représentation, le désordre de la pensée et la déstabilisation narcissique ‑propres à l’état post-traumatique‑ par anticipation, atermoiement, élaboration, recours à la pensée, etc.

Pour endurer, il est nécessaire que la représentation d’autrui ait pu se développer, ou à défaut qu’elle se réinitialise voire s’initialise, en bricolant avec les autres en présence, ceux qui peuvent lui venir en aide. Pour cela, il faudrait que le sujet soit perméable à l’idée de se faire secourir. Au debout de son existence, la croyance en soi a dû être confortée par une mère et/ou un père suffisamment sécurisants, qui croyaient dans les capacités du sujet et dans ses ressources intérieures. Il résulte de tout cela que la reconnaissance mutuelle apparaît comme la pièce maîtresse de l’endurance.

L’étai de l’endurance

La présence d’autrui est indispensable à l’origine de l’être comme dans la suite de l’état traumatique ; cet autre apporte son empathie et son aide matérielle si nècessaire.

a- La propre subjectivité de cet autre sert de guide au sujet traumatisé ; elle lui sert de miroir, ce qui pourra alimenter son autoréflexivité le moment venu.

b- Pour être plus précis, il convient de rappeler la place de l’empathie d’un autre sensible à l’état psychique du traumatisé, soucieux pour sa souffrance. Son geste sensibilise l’auto-empathie chez ce dernier, c’est-à-dire le regard affligé qu’il peut porter sur son état afin de prendre la mesure du choc reçu. Empathie et auto-empathie appartiennent au monde des affects.

c- Ce geste empathique ne se cantonne pas à une offre mais il inspire un mouvement réciproque. Chez le sujet blessé, l’auto-empathie porte à mieux se voir, à se connaître autrement et à savoir réagir face aux blessures subies de manière appropriée. Empathie et auto-empathie introduisent une nuance au « Connais-toi toi-même » des anciens Grecs : « Connais-toi toi-même à partir de ce qui vibre en toi. »

d-nLe geste solidaire porte la griffe de l’idéal d’autrui. L’étayage qu’il offre est animé par cet idéal. En cela, il invite le sujet traumatisé à évoquer le sien. Faire œuvre de solidarité ne répond pas à la pitié ou à la charité mais à un idéal envers lequel seuls les sujets sont tributaires et cela dans leur for intérieur. L’idéal ne vise pas à calmer le sentiment de culpabilité mais à éveiller celui de responsabilité. La différence est ténue : elle se base sur l’idée qu’autrui est un partenaire à part entière. La culpabilité s’origine dans le sentiment d’avoir nui à autrui. Il faut tout faire pour reconstruire ce qui a été détruit. En revanche, la responsabilité sous-entend que l’on est concerné par autrui, que l’on se soucie de sa souffrance et plus amplement de sa destinée.

Dérives

La clinique nous permet de répertorier un certain nombre de dérives.

1- L’endurance mégalomane est alimentée par le narcissisme superlatif, qui devient systématisé à la suite de l’expérience traumatique. En fait, cette dérive peut être passagère ou plus ou moins durable. Au départ elle soutient le rétablissement du sujet, qui ne tire pas forcément les bonnes conclusions de ce qui lui est arrivé : s’il s’en sort, ce n’est pas qu’il est un as mais qu’il est normal et qu’il a trouvé une des voies possibles pour s’en sortir, mais rien ne le mettra à l’abri de nouvelles expériences douloureuses.

2- La dérive masochiste s’inscrit aussi dans la suite du ressaisissement ; elle peut perdurer, s’institutionnaliser. Le masochiste recule les limites de l’excitation pour maîtriser l’excès et tolérer les souffrances jusqu’à une extrême jouissance. Endurer devient un destin pour se mesurer au divin dans le défi à la mort et la secrète espérance de se montrer supérieur à lui.

3- Le faux-self est un échec de l’endurance parce que le sujet fait comme s’il était fort alors que son être clame une parcelle d’amour.

4- Les désordres psychosomatiques témoignent d’une déhiscence de l’endurance, les patients étant dans l’incapacité de mentaliser (Rosé, op. cit).

Aux limites de l’endurance

Nous n’aurons pas assez cerné l’extension de l’endurance sans prendre en considération les cas extrêmes d’emprisonnement ou d’isolement où elle se développe en consonance avec un état psychique particulier. Qu’est ce qui a permis Robinson Crusoé de tenir pendant de longues mois perdu dans une île du Pacifique ? Son souhait de survivre, certes, mais pas seulement : il a récrée une civilisation dont il était le seul sujet (avant l’intégration de son serviteur Vendredi) ; il a fait recours à son humanité.

Je vais parler de l’orientation prise par notre séminaire de recherche. Nous avons travaillé sur l’exemple du Marquis de Sade incarcéré pendant 27 ans en prison et à la fin de sa vie dans un hôpital psychiatrique. L’exemple de Job a ensuite attiré notre attention : ce personnage biblique faisait face aux malheurs entretenant sa confiance en dieu mais s’interrogeait toujours sur les intentions de celui-ci, hésitant à les considérer comme lui étant défavorables.

En toute vraisemblance, ces personnages s’appuyaient sur leur idéal ou une autre raison qui justifiaient à leurs yeux l’idée de ne pas céder au défaitisme et résister. Job était pessimiste mais pas défaitiste. Il doutait. Sade ne semblait pas douter, il n’éprouvait ni remords ni regrets ni culpabilité pour ce qu’il avait pu occasionner en faisant une fugue avec la sœur de sa femme, ou pendant l’organisation de mises en scènes sadomasochistes où il a administré des aphrodisiaques très toxiques à des prostituées. Il croyait ferme au triomphe de sa raison comme quoi la jouissance fait loi chez l’humain (Sade, 1795). En prison, Sade construisit un système de pensée pour justifier ses méfaits, une philosophie où ses argumentations trouvaient une certaine cohérence.

Quelle place donnaient ces sujets et personnages au sentiment de vengeance ? Ou au vœu de revanche ? Ce qui les faisait tenir, était-ce de penser au futur et d’espérer leur salut ? D’après ces exemples, une pensée au service du narcissisme prend la commande des opérations de sauvegarde. Mais on peut en toute authenticité y voir un noyau délirant. Est-ce encore de l’endurance ? Face à des situations extrêmes, des réactions outrancières apparaissent comme les seules possibles.

Pour ne pas faire glisser nos conclusions dans un registre si péremptoire, Spinoza (1677) vint à notre secours. Le moi est inspiré de son conatus, une tendance naturelle à le faire perpétuer dans son vœu de se protéger. Spinoza dit : « Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être » (Éthique III, Proposition VI). Et « L’effort par lequel toute chose tend à persévérer dans son être n’est rien de plus que l’essence actuelle de cette chose » (Éthique III, Proposition VII ; Spinoza, 1677). Mais le conatus n’est pas une chose, une entité ; c’est une énergie (cf. Comte-Sponville, 2015, p. 83) qui mobilise, provoque, revendique. « Chez Spinoza au contraire [de Hobbes], le conatus est une stratégie dynamique qui dépend du degré d’activité : toute chose s’efforce de persévérer dans son être, c’est-à-dire dans la direction de l’affirmation de soi qui lui est propre, pour accroître sa puissance. Le conatus chez l’individu (et le conatus peut quasiment être identifié à un « principe d’individuation » et peut-être même de subjectivation) se traduit donc par l’activité, la recherche de ce qui va accroître sa puissance. » Wikipedia, p. 2.

Au prime abord, il y a un air de famille entre conatus et endurance dans leur définition et, en même temps, dans la difficulté partagée de se présenter comme une évidence, quelque chose qui va de soi, qui se dégage de la formation du moi, ce qui empêche de les mettre en débat. Entrons dans les détails.

a)Affirmation de soi. On peut l’approcher de la façon dont Ricœur (2003) introduit l’assertion de soi, option qui suit la reconnaissance de soi. C’est encore le narcissisme trophique.

b)Cette puissance ne se cantonne pas au fait d’avoir atteint un certain niveau ; selon le conatus, on souhaite « accroitre sa puissance » sans fin. On n’en dirait pas autant de l’endurance. L’endurance vise à éviter de perdre « en termes de puissance » ; elle vise surtout à la maintenir. Toutefois l’endurance dépend de la possibilité chez le sujet de multiplier ses acquis, de se servir de nouveaux instruments et de mieux résister. Autrement le recul est possible se manifestant, par exemple, par plus de faiblesse, par perte d’appuis, de confiance en eux.

Endurance du thérapeute, retour au berceau

A différentes occasions, les violences du patient prennent le thérapeute pour objet : hostilité verbale indirecte ou directe, imputations, manipulations, attaques du cadre, agression physique, etc. Elles sont inspirées par la haine, l’envie, la jalousie, le besoin de se montrer dominant… Il me parait important de différencier les violences affichées des masquées, ces dernières étant caractéristiques de la manipulation. Dans ce cas, elles peuvent se doubler d’attitude servile, flatteuse, ce qui peut prêter à confusion. Dans tous les cas, les violences représentent un véritable défi pour l’endurance du thérapeute et son contretransfert. Je ne dis pas que le contretransfert s’y réduise. Il est aussi sollicité dans d’autres situations. Toutefois les violences mettent à l’épreuve la tolérance du thérapeute ; bien souvent le patient en ignore les enjeux, mais parfois, au contraire, il en jouit, il éprouve un sentiment de triomphe et du mépris. Mélanie Klein et Winnicott notent l’importance vitale de cette confrontation mais tirent des conclusions opposées, ou plus précisément dissonantes.

Pour Klein (1952), l’identification projective entre là en jeu : le patient attribue à l’analyste des gestes, des intentions qu’il se reproche lui-même sans les reconnaître. La découverte de ce mécanisme sera toutefois éclairante révélant le conflit de base du patient, ce pourquoi il est malade. Autrement dit, si le patient met autant d’énergie, de hargne et cherche à déranger son analyste, c’est qu’une épine le gêne particulièrement. Le principe se généralise : pour Klein, il sera question de travailler méthodiquement sur les identifications projectives au cours des séances. Bien que l’analyste en prenne acte et l’interprète, il peut lui arriver qu’il reste préoccupé, passe son temps à penser au patient, en rêver. C’est comme si les angoisses du patient l’envahissaient ; on y verra un curieux dépôt dans la recherche de quelqu’un susceptible de trouver une solution.

Quant à Winnicott (1971), l’agression du patient ne saurait pas atteindre l’analyste dès lors que celui-ci se donne comme objectif de faire la distinction entre souhait réel d’agresser et désir inconscient de le faire. Il convient ensuite de le communiquer au patient, évitant toutefois d’y répondre au premier degré : il ne s’agit pas d’agression de sa personne mais de celui qu’il représente. C’est l’occasion pour l’analyste de conduire le patient à s’apercevoir que ce qui l’anime est un fantasme : l’analyste n’est qu’un autre sur qui il a déplacé un désir. Cette tactique conduit à développer chez le patient la capacité de différencier réalité et fantasme. Winnicott souligne que l’analyste « survit » ainsi à l’attaque. Sa « survivance » est le reflet de son endurance, dirons-nous.

Cela rappelle des expériences semblables que vit la mère face à l’hostilité de son nourrisson. Affectée, désorientée, elle devrait se garder de réagit par une réprimande, ne pas se sentir visée personnellement. Si non, l’enfant risque de rester fixé à cette amalgame entre le désir et sa réalisation.

Roussillon (2009) et Grinspon (2015) s’attachent à cet exemple d’endurance en développant l’idée et la systématisant. Roussillon (2009) constate que bien des fois l’analyste sort meurtri de cet épreuve et peine à ne pas réagir vivement aux attaques subies, mais de toutes les façons la subjectivité de l’analyste est mise au travail et elle permettra, pour autant que le patient s’en aperçoive, qu’une analyse sur le sens inconscient de l’agression soit réalisée. Il avance l’idée que la survivance d’autrui place au plan premier le psychisme de l’autre-sujet en tant que régulateur du fonctionnement du psychisme du sujet-même : « Une partie du devenir d’un processus psychique dépend de l’interprétation que l’autre-sujet réalise [dans ce cas l’analyste] ». Lors du développement infantile, c’est l’interprétation de la mère qui permet que l’enfant parvienne à faire la distinction entre réalité et fantasme ; l’attitude du père aussi. Si le processus primaire est défaillant, l’attitude de l’analyste permet d’intégrer cette distinction. La « survivance » malgré les attaques dont il est question est favorisée par le privilège accordé au sens de la cure, celui d’identifier les événements analytiques en termes de subjectivité, de donner la primauté au fantasme en tant que mobilisateur des expressions projectives, agissantes, délétères. Cela mérite d’être mis à jour et accueilli par le patient.

En somme, endurer n’est pas seulement supporter mais également tenir la barre de l’objectif de la cure. Côté patient, le retour du clivé-dénié de restes non élaborés percutent le psychisme de l’analyste suscitant une régression perceptuelle de type hallucinatoire : des points aveugles, des fausses-reconnaissances, des interprétations erronées, des malentendus. Cela peut évoluer dans des formes de figurabilité plus élaborées, imaginaires et verbales, rêveries, rêves, actes manqués, lapsus, métaphores, etc., ce qui pourra donner lieu à une compréhension du vécu problématique. Pour le patient, il est question de reconnaître que l’analyste a un désir et de tirer la conclusion qu’il n’est pas seul ; au préalable, il est nécessaire qu’il mette une butée à sa toute-puissance. Une des conséquences est la cohabitation de deux registres : la représentation de l’autre et un autre réel. Plus encore l’autre réel alimente et enrichit tout-à-tour la représentation que le sujet se fait de lui.

Roussillon (op. cit.) explore les développements de Winnicott : il trouve que le père aurait une place singulière lors de ce processus infantile, où la destinée de la création de l’espace subjectif dépend de celui de l’hostilité. La différenciation réalité/fantasme nécessite plusieurs étapes pour être amplement intégrée, le lien enfant-autre-sujet passant de moments d’indifférenciation à d’une différenciation progressivement acquise. Celui qui s’occupe de l’enfant joue un rôle majeur dans cette acquisition ; il est sollicité de nombreuse fois, il aura besoin d’imagination et de capacité de rêverie pour varier les angles de réponse aux épreuves hostiles. La nouveauté est que Winnicott (1971) ne se centre pas sur le souhait hostile mais sur le fonctionnement mental naissant. Lorsque l’on se situe à ce niveau du lien analyste/patient, semble remarquer Winnicott, il n’est pas question de résistance analytique ou de transfert négatif mais du besoin d’atteindre un degré supérieur d’organisation. Cela ne peut que conforter différentes orientations des psychanalystes français, l’école de psychosomatique de Paris qui privilégie la solidification du pare-excitation et l’intégration du niveau fantasmatique, mis à mal par une excitabilité anarchique, ou S. Lebovici et R. Diatkhine (cf. 2004) pour l’interprétation du jeu de l’enfant où ce qui devient significatif est le processus psychique permettant le jeu plutôt que les fantasmes qui éventuellement l’animent. C’est comme si on disait que tant que l’appareil psychique ne soit pas en conditions de concevoir la distinction entre fantasme et réalité, point n’est besoin de s’attarder sur la nature prégénitale ou génitale du fantasme.

On peut néanmoins objecter que les interprétations proposées par Winnicott ou Roussillon sont peu nombreuses ; il s’agit plutôt de gérer le silence et de donner des réponses latérales. Le mot « survivance » est osé et fait penser ; c’est une métaphore accomplie. Roussillon (op.cit.) utilise fréquemment les guillemets et étend l’allégorie à la situation analytique et au transfert positif, par exemple, dont il convient in fine de se débarrasser pour être soi-même (on pense à l’esprit du conatus). Ce mot de « survivance » a l’avantage de nous placer au centre du problème de l’endurance dont Winnicott donne l’une des clés des plus intéressantes.

Grinspon (2015), qui a fréquemment souligné l’intérêt de l’endurance du thérapeute, précise : « L’implication singulière de chaque analyste […] produit un type de rêverie que nous avons énoncé comme « position pré-onirique en séance ». Cela offre la possibilité de récupérer les possibilités créatives […]. C’est-à-dire qu’à partir de notre présence, de notre disponibilité subjective et de notre histoire personnelle, nous récupérons le potentiel hallucinatoire qui engendre du mouvement pulsionnel. A ce propos, il y a lieu de différencier « la voie longue de la vie psychique » avec accès au principe de plaisir, expérience de satisfaction et représentation à partir de l’intermédiation d’un objet disponible et utilisable et la « voie courte de la survivance psychique » pressée par l’urgence (le péremptoire). »

L’endurance peut s’affaiblir mais elle se reconstitue dans la mesure où l’analyste fait la part des choses et se centre sur ses objectifs ; sa disponibilité et son attachement restent à l’abri des attaques destructrices ; en principe, ils ne sont pas entamés par celles-ci. Seule une compréhension sélective de chaque élément en jeu rend possible les effets de l’endurance, sans exclure le fait qu’on souligne la nécessité de l’hostilité ; parfois celle-ci a pour but de mettre à l’épreuve la tenue et la fiabilité de l’autre, ses buts et ses idéaux.

Endurance et sagesse

Survivre n’est pas exactement endurer ; le mot survivance s’applique à de nombreux états (une maladie grave, un accident, un massacre), mais le choix et l’utilisation qu’en fait Winnicott parle de la gravité du désir de nuire, de détruire. Son usage métaphorique rappelle que nous sommes dans le périmètre du fantasmatique. La réaction de l’analyste souligne ainsi que le patient doit prendre la mesure de sa responsabilité quant à son potentiel violent.

L’endurance ainsi entendue se révèle une forme de sagesse : on privilégie ce qui sert à construire. La sagesse est lucidité, tempérance, sérénité, plaisir de savoir où l’on va. Ce n’est pas du quiétisme, beaucoup moins de l’indifférence ou du déni. Le sujet endurant n’est pas insensible à sa douleur ou à sa déception, mais il fait avec. Seulement, il n’est pas là où on l’attend. Esquiver est plus difficile que bondir.

Oserons-nous dire que la position de l’analyste est passive ? C’est différent, éventuellement une activité qui bouillonne dans son intérieur, qui travaille secrètement afin de surmonter son malaise, perlaborer ses résistances, les analyser. Faire ses choix. Ne pas se laisser guider par les circonstances. Durer pour que l’on aborde les questions essentielles depuis une position plus à même de mener à bien ses objectifs principaux.

Cette sagesse est celle qui peut convenir aussi bien au thérapeute dans son cabinet qu’au soignant dans son institution. Le recours au groupe, au superviseur peuvent servir de levier et d’appui.

Bibliographie

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